Cyclisme: "Le Tour des Flandres, c'est comme Noël et Pâques, c'est sacré"

Au carrefour des croyances et de la foi, le 2 avril 2023 sera pour le moins particulier en Belgique. Car s’il marque pour les catholiques en ce dimanche des Rameaux, le début de la Semaine sainte et des célébrations pascales, il sonne pour les fous de la "Déesse Bicyclette" l’apogée d’une tradition quasi religieuse chez les Flamands: la "Semaine sainte" des kermesses cyclistes flandriennes entamée le 22 mars dans les frites et la bonne humeur par la course Bruges - La Panne, et achevée donc ce dimanche en même temps que des milliers de futs de bière de bon aloi par le Tour des Flandres, en V.O, "Ronde van Vlaanderen".

Faire appel ici au mysticisme n’a vraiment rien d’exagéré tant la ferveur des supporters de vélo est immense et un tantinet irrationnelle dans cette région de la Belgique à la superficie à peine plus importante que celle des Yvelines, l’un des plus petits départements français. "C’est dans l’ADN des Flamands, sourit ainsi Hugo Coorevits, 34 saisons cyclistes passées à couvrir en tant que reporter les grandes courses du calendrier pour le grand quotidien belge le Het Nieuwsblad. C’est vraiment une période sacrée. Le Tour des Flandres c’est comme Noël, Pâques ou comme tous les grands jours de l’année. On peut vraiment dire qu’Audenarde la ville d’arrivée et ses alentours, c’est l’équivalent pour les fanatiques de vélo de Lourdes pour les Chrétiens."

Des ânes, et puis du vélo

Il existe d’ailleurs à quelques clochers de la "Perle des Ardennes flamandes", au pied de la mythique ascension du Vieux Quaremont, un endroit un peu hors du temps où aiment se retrouver certains fidèles le printemps venu. Un ancien corps de ferme aux briques rouges et à l’architecture typiquement flandriennes. "t Juiste Verzet", c’est un café ouvert seulement les jours de grandes courses cyclistes en Belgique, et chaque premier dimanche du mois. Ses propriétaires, Annie et Filip, fringants sexagénaires, ont acquis les lieux il y a un peu plus de 15 ans.

A la base, les deux bâtisses devaient servir l’une de maison pour le couple, l’autre de toit pour les ânes de Filip. Mais la passion d’Annie pour la bicyclette était trop forte. Et elle a convaincu son mari de repousser les équidés, pelage gris et grandes oreilles, dans un préau au fond du grand terrain attenant pour transformer l’étable en un café à la gloire de la petite reine.

L’endroit est chaleureux, le sol fait de pavés évidemment, et le style rustique très assumé. Sur les murs et les étagères, entre les bidons des cyclistes et les bouteilles de bière de la brasserie “Kwaremont“ s’entremêlent photos et paletots encadrés des grands champions flandriens. A gauche le maillot noir et blanc dédicacé de Fabian Cancellara quand il gagnât le Ronde pour la troisième fois en 2014. Tout au fond derrière le comptoir en bois, la tunique noire jaune et rouge de Philippe Gilbert vainqueur en 2017. "Mon rêve c’est de pouvoir accrocher celui de Wout Van Aert, soupire pleine d’espérance Annie. Mais il faut qu’il gagne ici. Peut-être cette année…"

"La bonne vitesse pour monter"

"’t Juiste Verzet, signifie en Français "la bonne vitesse pour monter" finit par préciser Filip, non sans avoir cherché un long moment une traduction française adéquate. Et Annie d’ajouter "ça veut aussi dire 'on s’amuse bien ici avec les amis'". Un nom aux multiples facettes trouvé par l’un des fidèles clients de l’estaminet, qui marque donc les tous derniers mètres de plat avant d’entamer l’ascension pavée du Vieux Quaremont, redoutable juge de paix du Tour des Flandres.

Derrière les bâtiments de la propriété, la verte prairie attenante, soigneusement broutée par les ânes de Filip, accueille depuis mercredi pas moins de soixante-dix camping-cars et leurs quelques 150 occupants venus de toute l’Europe pour profiter de l’ambiance et du mythe. "Mais à cause du mauvais temps on a été obligés de limiter cette année pour éviter d’abîmer la prairie se navre le maître des lieux. Mais c’est quand même la fête regardez. Les gens qui viennent ici en camping-car sont pour beaucoup devenus des amis. Certains sont là chaque année depuis 15 ans rien que pour l’ambiance et la bonne humeur. Le samedi on a des musiciens qui viennent jouer l’après-midi, et le dimanche on regarde la course sur un écran géant, et quand les coureurs passent devant on les encourage comme des fous."

"Le poivre Pogacar"

En attendant, ici comme ailleurs en pays flamand, les conversations depuis quelques jours ne tournent qu’autour d’une poignée de questions, alimentées par la victoire vendredi dernier sur le Grand Prix E3 du spécialiste belge Wout Van Aert. "Qui est le meilleur? Qui va gagner le Tour des Flandres? Van Aert va-t-il gagner? Un Flahute va-t-il gagner?" A la boucherie entre deux morceaux de bœuf pour la carbonnade du midi, à la pâtisserie au détour d'un lapin en chocolat, chez le primeur ou la fleuriste, le coiffeur ou la caviste, partout le Ronde s’immisce sur la bouche et dans la tête des gens. Peut-être même encore plus ces dernières années avec la génération exceptionnelle de coureurs en capacité de lutter pour la victoire.

"De ce que j’ai vécu moi, on vit vraiment une époque extraordinaire" témoigne ainsi le Flamand Oliver Naesen. "Vendredi dernier sur le Grand Prix E3, je n’ai jamais vu autant de monde sur la route en neuf ans de cyclisme professionnel. Il y avait peut-être quinze ou vingt lignes de spectateurs à certains endroits sur la route de la course. Tout ça bien sûr, ça vient de la rivalité entre Van Aert et Van Der Poel. Et en plus avec le poivre nommé Tadej Pogacar, ça fait sortir les gens beaucoup plus que d’habitude."

"Sans public, c’était tellement nul"

Et à en croire le très sympathique coureur belge, ce public en délire n’a rien d’anecdotique dans la performance sportive. "J’ai découvert en 2020, l’année du Covid que sans public au bord de la route c’était vraiment nul, se souvient ainsi Oliver Naesen. Quand il y’a la foule c’est la folie. Surtout quand tu pèses sur la course et que tu joues les premiers rôles c’est vraiment dingue. Cette année-là je suis passé tout seul en troisième position sur le Vieux Quaremont, je faisais une super course, et il n’y avait pas une seule personne au bord de la route. C’était tellement nul, tellement stérile, je voyais seulement le drone passer au-dessus de ma tête. Pour tout vous dire, j’ai préféré l’an passé où j’avais la grippe et je ne suis passé que quinze ou vingtième en haut du Quaremont. Même ça c’était mieux que de passer en position de podium sans public. " Mieux aussi sans doute que de passer en fin de cortège où la furie belge a tendance pour les moins bons Flahutes à se transformer en bêtise avec parfois des brocards très insultants.

Un engouement qui dépasse en tout cas largement le cadre des frontières de la Belgique. Pour s’en convaincre, il suffit de discuter avec Julien Jurdie, l’emblématique directeur sportif de la formation AG2R-Citroen, plutôt spécialiste des courses à étapes, et qui avait notamment amené à deux reprises l’Auvergnat Romain Bardet sur le podium du Tour de France. "Je suis vraiment impressionné chaque année sur le Tour des Flandres par cet enthousiasme, cette folie, c’est une marée humaine. On voit un mélange étonnant de population, des talons aiguilles qui boivent du champagne, des fans qui viennent là depuis des années. Pour moi c’est la plus belle, c’est magique, c’est LA course numéro 1 de l’année. C’est une haie de spectateurs tout au long du Quaremont, c’est assez spectaculaire."

Le vélo, seul moyen d’échapper à la misère

Un succès populaire et une passion dont les origines sont bien sûr à débusquer dans le passé récent de cette région de la Belgique. Forcément marquée au fer rouge par les sanglantes batailles de la première guerre mondiale, dont les vestiges sont encore très nombreux, l’histoire locale compte aussi dans son ouvrage un lourd chapitre de misère sociale, aujourd’hui en partie révolu. "A la fin du 19ème et au début du 20ème siècle, beaucoup de gens ici devaient aller en France pour faire la récolte des betteraves. Beaucoup travaillaient également à l’usine ou à la mine, rappelle ainsi Laurent Stragier, spécialiste de l’histoire flamande. La situation était très difficile, on travaillait beaucoup, pour de tous petits salaires. Devenir coureur c’était le seul moyen d’échapper à cette vie-là. Voilà pourquoi on voue un tel culte à ce sport et à ses champions. Ici le vélo, c'est dans notre peau."

Un récit qui trouve forcément son écho de l’autre côté de la frontière, dans le nord de la France, où l’une des plus célèbres ascensions sociales s’est justement faite depuis le guidon d'une bicyclette. Quand un fils d’émigré zingueur polonais alla travailler à la mine d’Arenberg quelques mois au début des années 1950 avant de gagner sa croûte grâce au vélo, et de devenir entre autres succès, champion du monde en 1962. Cette histoire, celle de Jean Stablinski est rappelée en lettres d’or chaque année lors de la Reine des Classiques, Paris-Roubaix qui se déroule une semaine après le Tour des Flandres. "Le sorbet" comme l’appellent ici toute en taquinerie les Flamands. Une course pour digérer le gargantuesque buffet des classiques flandriennes, dont le plat de résistance dimanche, devrait mijoter au four tel un agneau de sept heures et nous offrir une formidable raison de revenir l'an prochain avec autant d'enthousiasme.

Article original publié sur RMC Sport