Laurent Paganelli : "Je suis resté dans un trou noir"
Laurent, tu détiens encore le record du plus jeune joueur à avoir foulé une pelouse de première division. Qu'est-ce que tu ressens lorsque tu y repenses ?
C'était quelque chose d'extraordinaire, d'irréel, d'inattendu, que j'ai vécu à fond, avec un plaisir intense, sans penser aux conséquences. C'est un peu moi, ça. Mais avec le temps, tu te dis : "Putain ! Ce n'était peut-être pas le bon moment, la bonne période." Peut-être que ça m'a déboussolé. Finalement, ça n'a pas peut-être pas été la meilleure des choses. Peut-être que les gens autour de moi n'ont pas compris qu'à quinze ans et demi, c'était juste une passe et pas une finalité de carrière. C'était trop tôt, trop tôt.
Quel genre de joueur étais-tu ?
Ce n'est pas compliqué (rires) !
"Je voulais marquer des buts, tenter des choses. J'étais ce joueur-là, très indiscipliné, mais qui vivait par le plaisir."
Tu prends une cour de récréation, tu y mets un joueur au milieu qui fait ce qu'il a envie, comme il a envie. C'est un gros souci pour les gens qui te gèrent, mais c'est un plaisir pour toi-même. J'étais un joueur de passion, de plaisir, d'improvisation, d'insouciance, de risques. Je voulais marquer des buts, tenter des choses. J'étais ce joueur-là, très indiscipliné, mais qui vivait par le plaisir, la joie. Entendre le bruit des filets... J'étais un joueur libre dans sa tête, libre avec ses pieds.
Un joueur dans lequel tu te reconnais ?
J'étais un peu comme Eden Hazard, Ribéry ou Ben Arfa. Un mélange de tout ça, mais ils ont peut-être, sûrement, plus de talent que moi. Ces trois joueurs se ressemblent et ont quand même quelque part un problème de gestion. Tu es dans un monde peut-être inadapté à ce que tu es ou c'est peut-être toi qui n'es pas adapté pour ce monde. Ben Arfa, Ribéry, Hazard... Même si Hazard a un peu plus de réflexion.
Comment ton rapport au football s'est-il développé ?
Déjà, je n'étais pas voué et je n'ai jamais eu dans ma tête la vocation à faire une carrière de footballeur. J'ai toujours été incité, que ce soit par mes entraîneurs ou par moi-même, à garder la liberté d'être ce que j'étais, alors que le football demande, à un certain moment, une réflexion, que ce soit tactique, de recadrage, de discipline, de comportement. Mais à mon époque, on ne se préparait pas à tout ça. On était un peu comme Obélix, plongé dans la potion magique, et du jour au lendemain, tu débarques, tu es footballeur professionnel. Je collais les images Panini. À aucun moment, je ne me suis dit qu'un jour je serais sur ces mêmes images. Quelque part, je n'étais pas préparé à l'environnement et à une carrière de footballeur. On pensait que c'était irréalisable, que c'était pour les autres. On se limitait à notre club, notre ville, notre cour de récréation, à notre quartier.
Quel métier voulais-tu faire ?
Je ne sais pas (rires). On n'était jamais dans la projection dans le futur. On vivait toujours le moment présent. C'est un peu notre époque qui voulait ça. On n'était pas carriéristes. On était comme ça et il fallait nous prendre comme on était. C'est une fois dans les clubs que les mecs se rendaient compte de ce qu'on était et de ce qu'il fallait faire de nous. Pour mon cas, je pense que le chemin était trop grand pour les entraîneurs.
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Justement, Di Meco, sur RMC, disait que tu "étais trop pur et trop original pour ce milieu".
Dans le foot, ce que j'aimais avant tout, c'était prendre du plaisir. Le football, cette pureté, c'était tout ce dont je rêvais, tout ce que j'imaginais, tout ce que j'aimais faire avec le ballon. Cette vocation à construire, à être ingénieux dans tout ce que je faisais, tenter de jour en jour des choses qui étaient inenvisageables pour un entraîneur.
"Mon enfance, je ne l'ai liée qu'au foot. Le ballon, le ballon, toujours le ballon. Mais pas le ballon qu'il fallait récupérer, qu'il fallait aller chercher, pas l'effort qu'il fallait faire."
Si on dribblait trois mecs la veille, il fallait en dribbler quatre le lendemain. Pareil pour les petits ponts. J'aimais ça. Je ne vivais que pour ça. À la récré, je faisais du foot. Quand je rentrais chez moi, je ne faisais pas mes devoirs, mais tapais avec le ballon contre le mur. Mon enfance, je ne l'ai liée qu'au foot. Le ballon, le ballon, toujours le ballon. Mais pas le ballon qu'il fallait récupérer, qu'il fallait aller chercher, pas l'effort qu'il fallait faire. Mon originalité vient plutôt de ma nature. J'aime ce qui est différent. Je ne rentre pas dans le moule. Lorsqu'on est différent, c'est très difficile de se faire accepter. J'étais trop différent. À l'entraînement je mettais une chaussette jaune et une verte. J'étais différent dans mon comportement, dans ma façon de penser et de voir les choses. Je crois que c'était dans mes gènes. Mais ça n'allait jamais à l'encontre des camarades, de l'adversaire ou de l'arbitre.
Qui es-tu, le Paganelli des amateurs ?
C'était une conception assez brésilienne du football.
J'ai appelé mon fils Junior en référence à un ancien joueur brésilien. Le Brésil, c'était le foot sur la plage, l'utilisation du ballon en permanence, tenter des choses, voir du spectacle. J'ai toujours considéré le foot comme un spectacle, pas comme une corvée ou de la rigueur. Tout ce qui se dégage de ce côté Brésil, c'est ce plaisir. Même le gars le plus rigoureux du monde se fera un plaisir de voir un Brésilien faire trois petits ponts, deux sombreros, un grand pont, se mettre à genoux quand il marque… Pour moi, le Brésilien, comme l'Africain, dégage du plaisir et du bonheur pour lui-même et pour les autres, et amener du bonheur aux autres a toujours été ma vocation. Je me disais toujours : "Putain, les mecs viennent au stade, ils veulent voir des trucs, voir des gens heureux, marquer des buts, s'embrasser, faire des gestes avec ou sans ballon." Les Brésiliens que j'ai connus ne jouaient qu'au Brésil. Malheureusement, ils se sont un peu transformés parce qu'ils viennent en Europe. À mon époque, on refaisait les mimiques de Sócrates et Zico. On avait ça dans le sang. On était brésilien, africain dans l'âme.
Dans un entretien accordé à Footengo42, tu déclarais : "Avoir été encensé comme je l'ai été, puis descendu aussi violemment [...] j'ai morflé et j'en garde encore une cicatrice intérieure profonde."
C'est vrai. Je suis quelqu'un d'intérieurement très émotif. Moi, je n'ai rien demandé. Je n'ai pas demandé qu'on m'encense, donc j'ai très mal compris qu'on me descende. Je n'ai jamais dit : "Je serai un grand joueur" ou "Je ferai une grande carrière ". Un moment, je me suis retrouvé dans une spirale de jugements, de réflexions. C'est vrai que ça, je n'ai jamais pu l'emmagasiner. Ces cicatrices intérieures…
"Je te jure, parfois je rêve la nuit que je m'engueule avec Herbin. Enfin, ce n'est pas que je m'engueule, mais je ne comprends pas, je n'ai pas de réponse."
Je te jure, parfois je rêve la nuit que je m'engueule avec Herbin. Enfin, ce n'est pas que je m'engueule, mais je ne comprends pas, je n'ai pas de réponse. Ce qui m'a fait le plus souffrir, c'est que je n'ai jamais eu de réponses d'Herbin sur cette période-là. Je n'ai jamais eu quelqu'un pour me dire : "Ce que tu vis est normal, logique, il faut faire ça, il faut comprendre ça." Le jour où Herbin ne m'a plus fait jouer sans m'expliquer, que la presse m'a descendu, enfin ce n'est pas le mot, mais a dit que je n'étais pas bon. Le fait que je ne correspondais au football professionnel, je le comprends très bien. La chose qui m'a embêté, c'est de ne pas avoir de réponse. J'ai toujours rêvé qu'Herbin me téléphone et me dise : "On a manqué ça, on a raté ça. " Mais tu sais, je n'en veux à personne. Je regrette simplement qu'à un moment donné, les gens fassent une démarche pour venir chercher des jeunes… On n'a que quinze ans ! On ne peut pas connaître à cet âge la marge de progression du joueur. Je regrette simplement que les gens n'aillent pas au bout des choses, comme avec Hatem Ben Arfa. Ce n'est pas parce que le mec a du talent qu'il comprend tout ce qu'il se passe autour de lui. C'est ça qui m'a le plus emmerdé. Une simple discussion de cinq minutes avec les personnes qu'il fallait et les problèmes étaient résolus. Et moi, depuis tout ce temps, je suis resté dans un trou noir et n'en suis jamais ressorti. D'ailleurs, ça m'influence dans mon travail. Ça a modifié ma nature, mon comportement, ma réflexion… j'en souffre encore.
Quelle question aimerais-tu poser à Robert Herbin ?
"Pourquoi à un moment tu m'as laissé tomber ? " On ne parle pas de foot, mais de rapports humains. Il peut me répondre : "Pour savoir comment tu allais réagir dans le dur. " Mais je pense que tu ne peux pas agir de cette façon avec tout le monde. Pourtant, si je n'avais pas eu autant d'amour pour Robert Herbin, je ne demanderais pas cette réponse. C'est quelqu'un que j'admire. Mais peut-être qu'il n'a pas la réponse, peut-être qu'il ne s'est pas rendu compte. Peut-être que ce n'était pas le meilleur moment de sa vie non plus. Mais c'est vrai que ça m'a (il souffle)... je te jure, je suis passé d'un joueur qui avait des capacités, "de talent", à un joueur quelconque, en l'espace de 90 minutes.
Robert Herbin, ou quand le banc ne suffit pas
Quel match ?
Je joue un match où ça se passe super bien, c'était en huitièmes de Coupe d'Europe, en mars 1981. On joue la rencontre suivante le mercredi contre Ipswich. Le samedi, Michel Hidalgo, le sélectionneur de l'équipe de France, a appellé Robert Herbin pour lui dire : "Je prends Paga en équipe de France pour jouer les Pays-Bas. " Herbin a refusé. Il a pris la décision seul, sans m'en parler. Contre Ipswich, on perd 4-1.
"Je n'ai jamais eu le caractère pour remonter. C'est comme une droite de Tyson, tu ne t'en remets jamais."
Il reste le match retour, plus huit ou neuf rencontres de championnat et là, il ne me parle plus, ne m'aligne plus. C'était hard. On perd chez nous et je suis le seul joueur écarté jusqu'à la fin de saison. J'avais dix-huit ans. Depuis ce jour-là, d'ailleurs, plus un mot. Plus rien. Je suis toujours là, et ma vie footballistique s'est arrêtée à ce moment-là. Je n'ai jamais eu le caractère pour remonter. C'est comme une droite de Tyson, tu ne t'en remets jamais. Et puis cette année, on termine meilleure attaque, champion et il recrute, je crois, trois attaquants à l'intersaison. C'est une situation aberrante. En 2016, il n'y aurait pas de soucis. On peut changer de club facilement. Mais à l'époque, si tu étais lié huit ans avec un club, tu y restais. J'étais dans les 28 pour la Coupe du monde en 1982. La plus grosse punition qu'on pouvait m'infliger était de ne pas jouer et comme j'ai un caractère à la con, je pense que je me suis braqué. J'ai aussi ma part de responsabilités.
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Tu ne veux pas aller le voir pour discuter ?
Non. Je pense que ma souffrance, il la connaît puisque c'est lui qui l'a provoquée.
Ça pourrait quand même te libérer.
Tu as raison. Quand tu as une…