« Je fais les poubelles par conviction écolo, mais aussi pour me nourrir » - Témoignage

«  on n’imagine pas, avant de les constater, les quantités de nourriture qui se trouvent dans les poubelles  »
« on n’imagine pas, avant de les constater, les quantités de nourriture qui se trouvent dans les poubelles »

TEMOIGNAGE - J’ai découvert la pratique du freeganisme en Allemagne, alors que j’habitais à Leipzig. Mes colocataires m’ont rapidement montré des « fairteiler », ces espèces de frigos solidaires posés un peu partout dans la ville dans lesquels se trouvait de la nourriture gratuite, sauvée du gaspillage par des personnes qui allaient la récupérer dans des poubelles de magasins. J’ai découvert que ces aliments servaient aussi régulièrement à faire des « soupes populaires », des plats cuisinés et distribués gratuitement à tous ceux qui en avaient besoin.

Ces « boîtes à livres de la nourriture » ont attisé ma curiosité, et j’ai commencé à y aller souvent, contente d’y trouver des aliments voués à être jetés, et d’éviter le gâchis en les récupérant. Après quelque temps à profiter de ce qui se trouvait dans les frigos, j’ai eu envie de participer à les remplir. Accompagnée d’une amie, j’ai décidé de commencer à faire les poubelles moi aussi.

La première fois que j’ai fait les poubelles

En Allemagne, cette pratique est interdite et pourtant assez répandue. Un soir, après quelques conversations, une connaissance nous recommande un plan : le parking souterrain d’un supermarché Aldi où nous nous rendons à 22 heures. L’endroit est un peu glauque, mal éclairé, mais nous y allons en nous disant « on verra bien ».

Lorsque nous ouvrons les trois petites poubelles devant nous, nous y découvrons une quantité énorme de nourriture. L’une d’elles est remplie de pain frais, il y a aussi des yaourts, des produits bien emballés dont la date limite de consommation est fixée au jour même… Sur le moment, cela nous semble inconcevable de voir que tout ça avait été jeté et allait être détruit.

Je suis rentrée en France quelques mois plus tard avec l’envie de continuer. Ici, légalement, les déchets qui se trouvent sur la voie publique n’appartiennent à personne : si les poubelles se trouvent dans la rue, il n’est pas interdit de les fouiller et d’y récupérer ce qu’on souhaite - bien que dans la pratique, certains magasins placent volontairement leurs poubelles sur des propriétés privées pour éviter que des gens ne viennent s’y servir. Dans ces cas-là, la pratique est interdite.

« Dans les poubelles, tout est très emballé et il n’y a rien de sale »

Beaucoup imaginent que faire les poubelles est très sale. Dans la pratique, à part quelques fruits et légumes parfois un peu abîmés, tout est très emballé et il n’y a rien de malpropre. On croit aussi qu’un produit dépasse la date limite de consommation, il n’est plus bon mais c’est faux : selon les produits, on peut parfois les manger pendant encore bien longtemps. Être habitué à manger des produits très emballés, avec autant de dates limite, ça nous a déconnectés de la réalité des aliments.

Bien sûr, c’est important qu’il y ait un contrôle de date dans la grande distribution. Mais, selon moi, on peut aussi réapprendre à se faire confiance. On a cinq sens et quand on a un produit entre les mains, on devrait aussi être capable de se rendre compte de certaines choses : voir si un aliment est abîmé ou moisi, s’il dégage une odeur rance, s’il est différent de ce qu’il devrait être au toucher… On est tellement habitué à choisir des produits parfaits, sans la moindre aspérité qu’on finit par participer autant que les magasins à ce gaspillage, en laissant de côté des produits qui peuvent être consommés mais finissent jetés.

Cependant, en tant que vegan, je sais aussi que mon alimentation m’évite certains dangers sanitaires : je ne touche pas aux produits animaliers ou laitiers qui peuvent porter des risques de salmonellose, par exemple, et je m’intéresse plutôt aux produits secs et aux fruits et légumes frais.

L’équivalent de centaines d’euros de courses

J’ai cherché des partenaires de freeganisme dans la ville d’Aquitaine où je vis désormais et ensemble, nous avons progressivement trouvé des spots. Dans certains magasins, les employés se sont même habitués à nous voir ! Deux fois par semaine environ, nous avons notre routine. Nous arrivons avec des sacs et des grands cartons à poser au sol pour ne rien salir. Ensuite, nous ouvrons les sacs-poubelles, posons la nourriture au sol, et la partageons. Il nous est arrivé de nous répartir l’équivalent de plus de 1 000 € de courses à cinq, ou de trouver des cagettes entières de fruits frais qui avaient été jetées parce qu’un ou deux fruits à l’intérieur étaient pourris.

Quand nous croisons des personnes qui sont visiblement plus dans le besoin que nous et qui font les mêmes poubelles, nous les laissons passer en priorité, ou alors, nous récupérons des choses pour elles. Nous avons le privilège d’être trois jeunes filles et d’être très bien perçues quand nous récupérons des déchets alimentaires : les gens qui passent à côté de nous nous félicitent, nous demandent si nous faisons ça pour une association. Face à des personnes sans domicile fixe, leur comportement n’est pas le même.

Après coup, nous remontons les sacs-poubelles dans les bennes et nous nettoyons beaucoup, pour aider au maximum les employés de magasin et les éboueurs.

Lutter contre le gaspillage, mais aussi survivre

En faisant les poubelles, ma conscience écologique s’est affirmée. Voir l’ampleur du gaspillage alimentaire, ça met en lumière l’absurdité du système de surconsommation dans lequel nous évoluons : on n’imagine pas, avant de les constater, les quantités qui se trouvent dans les poubelles en Occident. Quand on place ça au regard des chiffres de la faim partout dans le monde, on comprend que c’est insensé.

Alors pour moi, faire les poubelles, c’est sauver cette nourriture du moment où elle sera transformée en déchet, même quand c’est juste une carotte. Ça permet aussi de repousser le moment de ses courses, et donc le moment où on participe à ce système de consommation. C’est en ça que consiste le mouvement freegan, et il ne concerne pas seulement la nourriture : on peut fonctionner ainsi pour les vêtements, les livres, les meubles… L’idée est de vivre en essayant de s’extraire au maximum du système monétaire, même si chaque freegan a sa manière de faire et sa définition propre.

Je suis bien consciente que pouvoir se dire « freegan » est un privilège, d’autant plus que j’ai commencé à faire les poubelles pour des raisons politiques. Mais depuis quelque temps, dans le contexte d’inflation actuel, c’est aussi une pratique qui me sauve chaque mois : en faisant mes comptes et une fois toutes mes charges fixes payées, il me reste 10 € pour me nourrir. Certaines études comptent une moyenne de 272 € mensuels de courses pour une personne seule tandis que pour ma part, en faisant les poubelles et en achetant ce qu’il me manque, je dépense entre 10 et 50 € par mois. Sans ça, j’imagine que je vivrais sans cesse à découvert.

On peut aussi penser à tort que faire les poubelles ôte le pain de la bouche de ceux qui en ont le plus besoin, mais sachez que l’ampleur du gaspillage est telle qu’il y en a largement assez pour tout le monde. C’est pour ça que je suis devenue freegan, et c’est paradoxal : le jour où je ne trouverai plus rien dans les poubelles, je serai très contente, parce que ça signifie qu’il n’y aura plus de gaspillage. Pour être honnête, je préférerais avoir les mains dans la terre à cultiver des légumes plutôt que dans les poubelles à les récupérer !

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