FTX : une liquidation entre spéculation effrénée, gouvernance défaillante et pratiques délictuelles

« Vous étiez ma famille, j’aurais aimé être plus prudent ».

Dans la lettre adressée à ses employés, Sam Bankman-Fried, 30 ans, jette un œil amer dans le rétroviseur pour regarder FTX (pour Future Exchange), deuxième plate-forme mondiale d’échange de cryptomonnaies, qu’il avait fondée en 2019. Au gré de l’évolution des marchés, elle aurait vu les collatéraux sur lesquels s’appuyaient ses emprunts chuter de 60 à 9 milliards de dollars entre le début de l’année et le 11 novembre, jour où le groupe s’est déclaré en faillite avec ses 130 filiales et ses 520 collaborateurs.

La semaine précédente, la fortune du golden-boy était encore estimée par l’agence Bloomberg à 16 milliards de dollars : elle est depuis tombée à zéro, avec en prime un passif potentiellement gargantuesque au vu de l’avalanche de procès qui l’attend.

D’après les documents consultés par le Financial Times, plus de 100 000 clients ayant déposé capitaux et jetons électroniques chez FTX ont été lésés et il manquerait au moins 3 milliards de dollars pour les rembourser. John Ray, en charge de la liquidation du groupe, confesse n’avoir « jamais vu pareil échec ». Et celui qui avait géré en 2001 la faillite d’Enron, une des plus retentissantes de l’histoire contemporaine, sait de quoi il parle.

5 milliards en jetons créés par FTX

Sam Bankman-Fried, citoyen américain vivant dans un penthouse en collectivité à Nassau aux Bahamas avait connu une fulgurante réussite en surfant sur la folie du bitcoin. Avec un remarquable sens du marketing, il s’était entouré de prestigieux ambassadeurs comme la joueuse de tennis Naomi Osaka, l’ancien basketteur Shaquille O’Neal et la gloire du football américain Tom Brady qui associé à son ex-girl friend la top-modèle Gisèle Bündchen avait même tourné en 2021 un clip publicitaire à 20 millions de dollars appâtant le chaland pour FTX par un :

« Tu en es ? »

« Sam » avait d’ailleurs l’habitude de ridiculiser les sceptiques qui passaient à côté de l’affaire du siècle en les gratifiant d’un « Have fun staying poor » (« Restez pauvres et amusez-vous bien »). Gros donateur du parti démocrate lors de l’élection présidentielle de 2020 et de la campagne des mid-terms (avec 40 millions de dollars), défenseur d’une régulation raisonnée des cryptodevises, il passait presque pour un sage à Washington. Le magazine Fortune le présentait même comme le futur Warren Buffet, l’homme d’affaires aux 110 milliards de dollars.

Une fois de plus le célèbre économiste John K. Galbraith avait raison :

« le génie précède souvent la chute ».

La panique autour de FTX a, certes, été déclenchée par le retrait très médiatisé le dimanche 6 novembre de 500 millions de dollars de la plate-forme par son principal concurrent, l’entrepreneur sino-canadien Changpeng Zhao. Reste que les ennuis de Bankman-Fried trouvent d’abord leur source dans le plongeon du bitcoin. Son cours est passé, en un an, d’un record historique de près de 70 000 dollars à moins de 20 000 dollars, fragilisant un échafaudage particulièrement intrépide et fragile.

Juste avant sa faillite, FTX ne disposait pour faire face aux 9 milliards de dépôts à vue de ses clients que d’un milliard de dollars d’actifs liquides, dont des stablecoins en théorie liés aux devises traditionnelles pour limiter la volatilité de leurs cours, et d’environ 3,5 milliards de placements plus ou moins liquides.

Tout le reste, soit près de 5 milliards de dollars, était constitué de FTT, des jetons (tokens) créés par FTX. Leur valeur intrinsèque s’avère nulle mais elle avait connu une très forte hausse depuis l’émission. Au plus haut, le cours du FTT culminait à 80 dollars, ce qui valorisait FTX à 32 milliards de dollars.

Une filiale aux Bahamas

Ce n’est pas tout. Selon le site d’information Coindesk, « Sam » avait créé une filiale dénommée Alameda basée aux Bahamas qui investissait massivement les milliards de ses propres clients sur les cryptomonnaies avec l’effet de levier d’une dette de quelque 8 milliards de dollars, à la manière d’un hedge fund (fonds spéculatif).

Au cours de l’été 2022, l’implosion des crypto-companies dans lesquelles Alameda avait investi, comme le fonds Arrows Capital, ou Voyager, une plate-forme de prêts, aurait poussé Bankman-Fried à renflouer Alameda en lui transférant plus de la moitié des 16 milliards de dollars de capitaux déposés par les clients de FTX.

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La déconfiture de l’empire FTX est ainsi la conjonction d’une volonté de croître à tout prix, du recours à un fort endettement pour investir dans des actifs extrêmement spéculatifs (et en forte baisse depuis un an), d’une gouvernance défaillante, d’un contrôle interne inexistant (600 millions de dollars auraient été siphonnés par un pirate au milieu du naufrage) et surtout de pratiques délictuelles puisqu’un dépositaire ne peut en aucun cas utiliser l’argent de ses clients à sa guise. Globalement, le groupe pourrait présenter un passif net de l’ordre de 10 milliards de dollars.

« Séquence stressante »

Que les traders en herbe de l’économie numérique se soient laissé aveugler par l’appât du gain n’est pas surprenant. Que la holding japonaise SoftBank, qui avait déjà défrayé la chronique en 2021 pour ses investissements hasardeux (10 milliards de dollars de pertes entre juin et septembre 2022), soit exposée à un risque de perte d’environ 100 millions de dollars, ne l’est pas beaucoup plus…

Mais que Sequoia Capital, l’un des gérants les plus aguerris de la Silicon Valley, Temasek, le fonds souverain de Singapour ou encore la caisse de retraite des enseignants de l’Ontario se soient fourvoyés chez FTX posent de sérieuses questions sur le processus d’investissement des professionnels.

Il est désormais certain que les investisseurs institutionnels tentés par la cryptoéconomie vont y réfléchir à deux fois, ce qui va priver de carburant un bitcoin qui est déjà clairement sur une trajectoire descendante. D’autant que, comme on pouvait s’y attendre, la chute de FTX a déclenché un effet domino dans le monde des cryptomonnaies. Ainsi Gemini, plate-forme des frères Winklevoss (ceux qui accusent Mark Zuckerberg de leur avoir subtilisé le concept de Facebook), a immédiatement gelé son programme de prêts Gemini Earn qui permettait de financer des emprunteurs institutionnels en cryptomonnaie.

« La semaine qui vient de s’écouler a été incroyablement difficile et stressante pour notre secteur », a déploré l’entreprise sur Twitter, le 16 novembre.

BlockFi a également bloqué l’ensemble de sa plate-forme soit 3,9 milliards de dollars à fin juin répartis sur plus de 650 000 comptes. « Nous avons une exposition significative sur FTX », a reconnu son dirigeant, plusieurs médias américains indiquant qu’il envisageait de déposer le bilan.

Des répercussions en France

La France n’est pas épargnée par l’onde de choc puisque la plate-forme d’échange tricolore Coinhouse a confirmé à l’Agence France-Presse (AFP) avoir bloqué les retraits de ses clients en invoquant « des tensions globales sur le marché crypto et une pression sur les liquidités » du fait de difficultés chez certains de ses sites partenaires.

Si le monde des cryptomonnaies vit désormais dans l’angoisse d’un « bank run » général (une ruée pour retirer les fonds des dépositaires), la faillite de FTX semble, a contrario, prouver l’immunité des marchés financiers traditionnels et du système bancaire et l’effondrement de la cryptosphère ne constitue sans doute pas une menace pour la stabilité financière globale.

La morale de cette faillite : que les spéculateurs perdent leur chemise en misant inconsidérément sur le bitcoin et consorts est dans l’ordre des choses. En revanche, que les plates-formes contournent le principe fondateur qui interdit à un dépositaire d’utiliser les fonds ou les actifs de ses clients n’est pas acceptable : ses détournements doivent être punis et leurs acteurs enfin régulés par une autorité de marché.

La version originale de cet article a été publiée sur La Conversation, un site d'actualités à but non lucratif dédié au partage d'idées entre experts universitaires et grand public.

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