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Handicap et burn-out face au travail malade

<span class="credit">golibo via Getty Images</span> <span class="caption">"Au moment des repas, je préfère par exemple être dans la pièce à vivre, pour participer au quotidien tout en gardant un œil au travail (mails, discussions)." (Photo d'illustration)</span>
golibo via Getty Images "Au moment des repas, je préfère par exemple être dans la pièce à vivre, pour participer au quotidien tout en gardant un œil au travail (mails, discussions)." (Photo d'illustration)

HANDICAP - Lorsque l’ouvrage « le travail est malade » écrit par Maxime Bellego est sorti en 2021, nous craignions une rigidité accentuée des pratiques managériales suite à l’impératif économique urgent de rattraper la dette contractée par la crise COVID que nous avons tous connue. Nous y espérions aussi des organisations résilientes qui innoveraient en matière de penser le travail. Craintes et espoirs désormais mènent une bien âpre bataille.

En effet voici quelques mois que les chocs s’accumulent, entre une crise sanitaire aux séquelles psychosociales encore méconnues, une guerre à l’Est dont on ne peut prédire ni le développement ni la conclusion, et les conséquences énergétiques consécutives à cette dernière.

Qui prend donc à présent la température du travail ? Si le travail était un patient en consultation, qu’aurait-il à raconter ?

En le voyant entrer, le psychologue espérerait comme toujours qu’il dise que tout va bien, et qu’il est plein de belles nouveautés et d’innovations managériales, que les crises consécutives lui ont permis de comprendre la place de l’humain en son sein. Mais comme souvent, les patients ne viennent pas dire comment ils vont bien. Alors cet espoir laisserait rapidement place à la dure réalité du malade. Le travail dirait plutôt certainement ceci :

« On me tord encore plus qu’avant. Je suis épuisé. Je vois mes travailleurs partir, même les plus engagés. Surtout les plus engagés. Services publics, hôpitaux… Ils sont tous aussi cassés que moi ».

Santé mentale en souffrance

En effet, le travail ne serait pas en train de fantasmer une fausse souffrance, car les faits actuels l’accompagnent. Des départs massifs des hôpitaux, par exemple, par des soignants devenus cyniques devant des applaudissements aux fenêtres qui n’ont pas remplacé des conditions de travail décentes pour eux et une qualité de soin digne pour le patient.

Et puis parfois, au gré du vent, nous pouvons entendre à propos du travail que les travailleurs qui le fuient, qui s’en échappent, ou ceux qui s’y accrochent au péril de leur santé mentale, sont des sortes de traîtres à l’intérêt général. C’est en tout cas ainsi qu’est perçue leur souffrance, un peu comme une faiblesse, un ralentissement, un caillou dans la chaussure, un grain de sable dans les rouages. C’est vrai, après tout, comment, en pleine crise économique, ces gens-là peuvent-ils être capables de quitter le navire ? Ne contribuant ni à l’effort collectif de guerre sanitaire/énergétique ni à la soumission idéologique des fameux « mangeurs de vent » de Boris Cyrulnik dans son dernier ouvrage éponyme, du tenir bon, coûte que coûte, au nom de la démocratie, ces gens-là qui tombent d’épuisement labellisé burn-out ont l’étiquette de lâches, de faibles et pour ceux qui s’extirpent avant leur mort professionnelle, de traîtres à la Nation.

Autrement dit, les plus travailleurs du Travail sont ceux qui le quittent le plus précocement. Pendant des années la narration sociétale du stress positif et du management par l’humiliation a fait passer ces forcenés pour des faibles et des carencés de la performance. En posant l’idée que c’est le Travail qui est malade, et donc qui rend malade son opérateur, alors peut-être est-il temps d’admettre qu’une organisation tendue par des impératifs financiers de plus en plus fous, hors-sol dirons-nous, ne peut que rendre fou celui qui la subit.

Posons le postulat suivant : l’épuisé du travail est actuellement le dernier maillon d’un travail à la chaîne malade. Les consultations sur le sujet explosent tandis que les moyens pour les accueillir s’assèchent : médecine du travail aride, psychologues remboursés pour la percevoir in fine la moitié de leur salaire, et psychiatres libéraux en impossibilité de recevoir de nouveaux patients un mois après l’ouverture de leur cabinet.

Dans ce contexte économique incertain, nous avions et avons encore le choix entre le fouet et l’innovation pour sortir de la crise. Manifestement nous avons choisi le fouet. Or, la résilience individuelle et collective vient toujours d’un moment de créativité.

Le handicap comme thermomètre de la santé mentale du travail

Le malade du travail se trouve donc paradoxalement être le meilleur thermomètre de la santé mentale du travail. Et il se trouve que le handicap l’est également.

Pour tous, l’insertion sociale est permise par la participation économique, sur un marché du travail. Les attentes de l’emploi salarié se lient aux individualités diverses. Le handicap est une de ces diversités.

Le travail protégé est censé répondre à la nécessité du lien social en rapprochant le travailleur handicapé de la norme, tout en passant par le prisme d’un milieu spécifique. Est-ce paradoxal ? Certainement lorsque l’on sait les injonctions économiques de rentabilité qui se déversent sur l’ensemble du tissu économique. La frilosité des entreprises à employer directement des travailleurs en situation de handicap renvoie donc indéfiniment les personnes à de milieux dits protégés qui ne le sont plus.

Les entreprises protégées et les établissements et services d’aide par le travail (ESAT) ne dérogent plus à la règle du marché et en cela, il serait utile d’interroger leur finalité.

En effet, ce pour quoi sont financées ces entreprises par l’État, si l’on se réfère à la circulation qui les a créées (circulaire 60AS), c’est de permettre à la personne en situation de handicap de retourner en milieu ordinaire.

Cette circulaire précise que ce sont des « établissements transitoires », mais le taux d’entrée dans le secteur ordinaire atteint à peine 1 %. Selon un résultat de l’enquête de l’IGAS en 2020. Les conditions de travail sont éloignées du rôle initial de ESAT et sont révélées par le travail du journaliste Thibault Petit dans un ouvrage intitulé Handicap à vendre, sorti en début d’année 2022, dans lequel les travailleurs handicapés expriment que le fait qu’on leur demande de produire de plus en plus vite, dans des entreprises qui évincent les moins productifs. Le constat est paradoxal puisque finalement l’on appuie sur les situations de handicap. Le décret cité précédemment et qui date de 2006, spécifie la signification de « capacité inférieure » et incite à penser que ce sont des personnes « fragiles », donc moins rentables et moins payés.

Très difficile de trouver visiblement un juste milieu.

Le journaliste Thibaut Petit révèle aussi un système hiérarchique incohérent avec cet exemple de la machine à café dans un ESAT, où le café est à 15 centimes pour le personnel encadrant et 40 pour les handicapés. Il révèle aussi un système de délation entre les travailleurs où l’on sanctionne les plus bavards ou ceux qui feraient trop de pauses.

Le travail qui rend malade

Par ailleurs, le système de ces établissements est endigué par une vague de personnes dites valides, mais en maladie suite à un burn-out ou d’autres problèmes liés au secteur ordinaire du travail.

Travailleurs handicapés et valides se rejoignent tous dans un « milieu protégé » si bien que les premiers n’y sont plus assez rentables et qu’ils en soient renvoyés. Paradoxe et dystopie : c’est donc le travail qui rend malade. De quoi protège-t-on les personnes ? En Suède, 66 % des travailleurs handicapés sont en milieu ordinaire et une aide spécifique est prévue pour celles et ceux qui veulent devenir entrepreneurs, des incitations financières sont prévues pour l’employeur et recouvrant le coût salarial si le handicap est sévère.

Ainsi, le travail s’adapte aux individualités et le handicap s’apparente à un thermomètre de la qualité de vie au travail.

A contrario, selon le rapport de la commission nationale consultative des droits de l’homme et son enquête sur les préjugés et stéréotypes à l’égard du handicap en France datant de cette année, les chefs d’entreprise sont plus nombreux que la moyenne des autres personnes interrogées (41 % contre 31 %) à déclarer que la présence d’un salarié en situation de handicap est susceptible de « troubler les clients », exprimant par là une inquiétude liée à des représentations globalement négatives associées au handicap.

Le travailleur handicapé et le travailleur malade de son travail se rejoignent donc sur l’échelle de l’inquiétude du marché du travail devant des individus qui ne seraient plus assez rentables, et nous permettent de réinterroger nos systèmes de travail et de management, à l’aube d’une crise du « sens » en la matière.

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