Intrigues politiques, jets d'abats et boycotts: l'histoire mouvementée du festival d'Angoulême

Détail de l'affiche du FIBD 2023 signée Hajime Isayama - FIBD
Détail de l'affiche du FIBD 2023 signée Hajime Isayama - FIBD

Le Festival international de la BD d'Angoulême (FIBD) fête cette année son cinquantième anniversaire. "La Mecque de la BD" s'est offert à cette occasion une polémique de taille avec l'exposition Bastien Vivès, auteur accusé de faire la promotion de la pédopornographie dans ses albums La Décharge mentale et Petit Paul.

Il s'agit presque d'une tradition, tant l'histoire du festival est rythmée par les polémiques. Ce rendez-vous incontournable des amateurs de BD s'est imposé depuis sa création en 1974 par Francis Groux, Claude Moliterni et Jean Mardikian comme "un rendez-vous de la colère", estime ainsi le site de référence ActuaBD.

"La capitale de la bande dessinée est le théâtre de règlements de comptes, de coups bas, d'histoires louches", écrivait déjà en 1989 Le Monde, pour qui le FIBD s'est construit "de crise en crise". En 1998, le scénariste Pierre Christin, co-créateur de Valérian et Laureline, déplorait d'"entêtants ratages".

• Une première édition sous pression

Les polémiques sont nées avec le festival. Lors de la première édition, en 1974, une fillette en visite scolaire découvre sur un stand le fanzine La Presse pirate où figure le dessin d'une fellation. Son père dépose plainte et la police exige le retrait de la revue. Par solidarité, les auteurs invités quittent le salon avant d'être rattrapés par un journaliste.

Le maire d'Angoulême Roland Chiron se trouve alors à Paris. Lorsqu'il entend parler du festival à la radio, il en comprend l'importance et s'empresse de regagner la Charente pour organiser une somptueuse réception. Il y fera cette amusante gaffe devant les bédéastes: "Je souhaite la bienvenue aux grands auteurs de dessins animés!"

André Franquin, le créateur de Gaston Lagaffe, est le premier Grand Prix de l'histoire du festival. Il doit recevoir à l'issue de l'édition un Alfred en bronze, première effigie du Grand Prix, inspirée d'un personnage de Zig et Puce d'Alain de Saint-Ogan, un classique des années 1930. Problème: les organisateurs oublient sa récompense et doivent lui envoyer par la poste.

• Alerte à la bombe, pétards et jets d'abats

L'édition 1977 est celle de tous les couacs. La "bulle" abritant le salon se déchire et s'effondre, sans faire de blessés. La projection du documentaire Moi, Tintin en présence de Hergé est perturbée par une alerte à la bombe. Trois planches originales de l'auteur américain Wallace Wood sont déchirées lors d'une tentative de vol au musée de la ville.

1978 sera tout aussi mouvementé, avec la bande du fanzine punk Krapö Baveux qui sème la pagaille en lançant des abats sur les stands. Une nouvelle alerte à la bombe marque l'édition 1979. "Il y avait 5.000 personnes sous la bulle. On n'a pas évacué et on a serré les fesses… Il ne s'est rien passé", racontera en 2013 Francis Groux à Sud Ouest.

En 1985, la visite de François Mitterrand est chahutée par un pétard lancé par le groupe de protestataires de la Confédération intersyndicale de défense et d'union nationale des travailleurs indépendants. Le chef d'État empêchera la police d'intervenir pour entamer un dialogue avec ses opposants.

• Quand la politique s'en mêle

En 1977, Jean-Michel Boucheron (PS) est élu maire d'Angoulême après une campagne anti-Salon de la BD. Il estime la manifestation trop coûteuse pour la ville. Cela ne l'empêche pas d'être nommé en 1982 à la présidence du salon. Il profitera de ses avantages jusqu'à la fin de son mandat de maire et la découverte de son implication dans un scandale financier. Il laisse ainsi un trou de 164 millions de francs dans les comptes de la ville.

Alors que la ville est endettée jusqu'au cou, son successeur Georges Chavanes (UDC), élu en 1989, envisage de sacrifier le Salon, qui doit son salut à l'intervention de Michel-Edouard Leclerc. Alors coprésident des magasins Leclerc, il sauve le festival en y injectant 3,5 millions de francs (sur un budget total de 12 millions).

D'autres partenariats du festival font grincer des dents. En 2014, plusieurs dessinateurs dont Jacques Tardi et Joe Sacco s'émeuvent de la présence comme sponsor de SodaStream, une entreprise israélienne installée en Palestine. En 2015, une manifestation sera organisée pour protester contre ce partenariat.

La même année, une exposition sur les femmes de réconfort coréennes, prostituées de force par l'armée japonaise pendant la Seconde Guerre mondiale, suscite la colère du Japon. Certains internautes, selon une dépêche AFP de l'époque, estiment que "le festival de la BD a été contaminé par la propagande sud-coréenne".

• Problèmes administratifs à répétition

Depuis 2020, le FIBD a connu pas moins de six directeurs artistiques en l'espace de six ans. Un phénomène qui n'est pas récent. En 1979, déjà, Pierre Pascal, une des figures du salon, claque la porte en dénonçant son immobilisme. En 1981, six ans après sa création, ses trois fondateurs n'y travaillent déjà plus.

Dans cet univers impitoyable, les règlements de compte sont nombreux. En 2007, Michel-Édouard Leclerc, partenaire historique du festival, est remercié et remplacé par la Fnac qui s'associe à la SNCF. "Les responsables du festival ont été minables", dénonce le patron des centres Leclerc dans La Charente libre.

Les tentatives de moderniser le Salon tombent également à l'eau. Son internationalisation en 1983 avec une exposition à New York sera un flop retentissant. Mais le FIBD 1997 reste selon ActuaBD "le plus foireux", avec notamment la remise plusieurs mois après la manifestation, du Grand Prix à Daniel Goossens dans l'indifférence générale.

À cela s'ajoutent, depuis une dizaine d'années, des tensions entre la Cité internationale de la bande dessinée et de l'image et le FIBD, organisé depuis 2008 par l'entreprise privée 9eArt+. La Cité, qui accueille entre ses murs le musée de la BD, se sent délaissée face au festival.

Accusée de favoriser l'entre-soi, l'Académie des Grands Prix, qui réunissait les anciens Grands Prix, et se chargeait chaque année de leur élection, est dissoute en 2003, lors du 40e anniversaire du festival. L'Académie a depuis été remplacée par un "vote de la profession" dont le scrutin reste opaque.

En 2022, la création d’un "Fauve écolo" sponsorisé par Raja - entreprise leader dans le domaine de l'emballage en carton - fait débat. Le jury claque la porte et plusieurs auteurs nommés se désengagent du prix. "Nous ne souhaitons pas que notre livre puisse être interprété comme une caution écologique", avait réagi Christophe Blain.

• Le salon dissident

Au cours des années 1980, les rumeurs d'un déménagement du Salon sont récurrentes. Les noms de Toulouse, de Bordeaux et surtout de Grenoble, où est installé Jacques Glénat, sont évoqués. Pour s'assurer que le Salon reste à Angoulême, le maire Jean-Michel Boucheron augmente les subventions.

En 1989, une manifestation concurrente, pilotée par Pierre Pascal, ex-directeur du Salon d'Angoulême, se lance à Grenoble. Pour préserver son statut, Angoulême riposte en doublant son budget. Mais le festival se fait chiper par Grenoble l'exposition consacrée à Edgar P. Jacobs, le créateur de Blake et Mortimer.

Pour mettre fin à cette rivalité qui nuit au bon fonctionnement des deux manifestations, Angoulême et Grenoble signent un armistice pour organiser le festival en alternance une année sur deux. L'accord sera de brève durée: en 1991, le salon dissident périclite pour des raisons financières et tire sa révérence.

• Les menaces de boycotts se multiplient

Le festival a toujours cristallisé les tensions du milieu. Et le boycott y est allègrement pratiqué pour se faire entendre. Dès la troisième édition, en 1976, l'équipe de Hara-Kiri, en bon opposant au système, refuse ainsi de faire le déplacement. Glénat a souvent menacé d'un boycott pour protester la non-sélection de ses titres.

Dupuis a longtemps entretenu des rapports contrariés avec le FIBD. En 1987, Jean Van Hamme, alors directeur de la maison belge, questionne son "utilité" et fait savoir qu'il ne souhaite plus y participer. Dupuis y retournera en 1994-1995 avant de le boycotter à nouveau dans les années 2000. En cause: le mépris du festival pour la BD grand public.

En 2000, la maison d'édition Les Humanoïdes Associés boycotte pour contester la décision de faire entrer des représentants des maisons d'édition dans le jury (qui était jusqu'à présent composé de bédéastes, écrivains, cinéastes, dramaturges, comédiens et journalistes). La direction du festival finira par reculer.

Janvier 2016. Alors qu'aucune femme ne figure dans la sélection pour le Grand prix, les autrices appellent au boycott. Les auteurs (dont Riad Sattouf, Milo Manara et Chris Ware) demandent leur retrait de la liste des nommés. Face à cette vague de protestation, Franck Bondoux reconnaît une "erreur symbolique".

Ce n'est pas la première fois que le FIBD est confronté à une telle fronde. En 1985, Nicole Claveloux, Florence Cestac et Chantal Montellier avaient dénoncé "l'ère de la BD porno-racoleuse" où se mêlent "hommes super virils" et "femmes soumises, battues, offertes aux fantasmes des héros masculins (et des lecteurs...)".

Au début des années 2020, alors que le 9e Art rime avec surproduction, et que la moitié des bédéastes gagnent moins que le smic, la menace d'un boycott plane une nouvelle fois sur Angoulême "tant que la situation ne s'améliore pas de manière visible". Les auteurs avaient déjà dénoncé la précarisation du métier en 2015.

• Le désastre des faux prix

En 2016, la cérémonie de prix tourne au fiasco. Le maître de cérémonie Richard Gaitet, animateur sur Radio Nova, imagine un faux palmarès. Les éditeurs tombent dans le panneau. L'Américain Adrian Tomine, victime du canular, se moquera avec férocité de l'événement dans La Solitude du marathonien de la bande dessinée (2020).

Un mois après, 41 maisons d’édition regroupées au sein du Syndicat national de l’édition (SNE) et du Syndicat des éditeurs alternatifs (SEA) réclame dans un communiqué une "refonte radicale [du FIBD] dans les meilleurs délais".

Le texte évoque aussi le "mécontentement des auteurs souvent maltraités par l’organisation" et dénonce l'"opacité dans les sélections des prix". Dans une interview accordée dans la foulée au Monde, Guy Delcourt, patron des éditions du même nom, va jusqu'à évoquer la création d'un nouveau salon par les éditeurs.

• Un 50e anniversaire sous tension

En novembre, l'annonce d'une carte blanche à Bastien Vivès suscite une polémique dont l'ampleur dépasse le milieu de la BD. Après plusieurs jours d'hésitation, le FIBD annule l’exposition, citant des "menaces" contre le dessinateur.

Le milieu est très divisé par l'affaire. Sur Facebook, certains auteurs appellent à voter Bastien Vivès pour le Grand Prix en réponse à la "censure". Sur Twitter, se lance un collectif de lutte contre les violences et le harcèlement sexistes et sexuels dans le milieu de la BD. La promesse d’une édition anniversaire sous tension.

Article original publié sur BFMTV.com