"J’ai tout de suite reconnu le bruit d’une arme automatique": récit d’un rescapé de l’Hyper Cacher

Alain Couanon, 73 ans, a été pris en otage à l'Hyper Cacher en janvier 2015 par Amedy Coulibaly, - Ambre Lepoivre
Alain Couanon, 73 ans, a été pris en otage à l'Hyper Cacher en janvier 2015 par Amedy Coulibaly, - Ambre Lepoivre

Il allait acheter du houmous, il s’est retrouvé au coeur d’une prise d’otages. Le 9 janvier 2015, à l’heure du déjeuner, Alain Couanon rêve de plats typiques de la cuisine arabe, doux souvenir de ses années passées en tant que diplomate au Moyen-Orient. Il se rend dans une boutique de la porte de Vincennes qu’il connaît bien: l’Hyper Cacher. Ce qu’il recherche se trouve au fond du magasin. Alain Couanon flâne entre les rayons où se succèdent purée de pois chiche, harissa, pain pita et épices.

"Tout d’un coup, j’entends une déflagration. Je reconnais immédiatement le bruit d’une arme automatique", raconte-t-il à BFMTV.com.

Réfugiés dans la chambre froide

Il est 13h06 et Amedy Coulibaly a fait irruption dans l’Hyper Cacher, magasin du XXe arrondissement de Paris, muni d’un fusil d’assaut. A visage découvert, il tire sur Yohan Cohen, employé comme manutentionnaire, et sème la panique dans le magasin.

"Il y a eu un mouvement de foule et on est descendus à la cave. Il y avait deux chambres froides. On s’est répartis dans les deux pièces et je me suis retrouvé avec quatre ou cinq hommes et une femme avec son bébé dans les bras", se remémore-t-il.

Au-dessus d’eux, sept personnes sont prises au piège avec le terroriste, qui abat de deux coups de feu un client, Philippe Braham. Conscient que plusieurs individus se sont réfugiés au sous-sol, Amedy Coulibaly enjoint une caissière de les faire remonter. "Il lui fait dire que si on reste en bas, il tuera tout le monde", explique Alain Couanon, que nous avons rencontré dans son appartement parisien.

Trois personnes décident de la suivre, dont Yoav Hattab, qui tente alors de neutraliser Amedy Coulibaly en s'emparant de l'un des fusils d'assaut posé sur une palette. Le terroriste riposte et ouvre le feu sur le jeune homme de 22 ans. Alain Couanon, lui, ne sait pas quoi faire. Doit-il remonter à son tour?

"Finalement, je suis aussi sorti de la chambre froide. A ce moment-là, je me suis dit que si je devais mourir, je préférais que ce ne soit pas dans une cave."

"Environnement absolument tragique"

Sur le chemin, il "bute sur le corps" de Yoav Hattab qu’il doit enjamber et rejoint les autres otages que Coulibaly a "rassemblés au fond du magasin". A la recherche d’une place où s’asseoir, l’homme de 68 ans au moment des faits s’installe sur l’une des caisses enregistreuses.

"Là, je découvre un environnement absolument tragique: le rideau de fer est baissé, je vois un cadavre sous la caisse, un deuxième un peu plus loin, un troisième homme agonise dans l’angle en face de moi", visualise-t-il.

Pour la première fois, il croise le regard d’Amedy Coulibaly. L’homme, "plutôt calme", s’approche de lui, jette un coup d’oeil à la victime à terre, secouée de soubresauts, et demande: "Tu veux que je l’achève?". "Il l’a dit sur un ton tellement détaché, je ne l’oublierai jamais…"

Durant près de quatre heures, les otages restent à la merci du jihadiste, qui leur tient "un cours d’islam pour analphabète" afin de justifier son action. "Ses propos laissaient à penser qu’il n’avait pas envisagé d’autres fins que la mort", déclarera par la suite Alain Couanon aux enquêteurs.

"J’ai été frappée par sa double personnalité", leur livre de son côté Paulette Plantiveau, elle aussi captive. "Il nous a dit: 'On va rester longtemps ensemble alors on va manger.' A ce moment-là, il avait l’air humain, je le trouvais presque sympa alors qu’il avait tué des gens froidement."

"Des tirs dans tous les sens"

Coulibaly évoque la cavale de ses "deux frères", Saïd et Chérif Kouachi, qui ont décimé la rédaction de Charlie Hebdo deux jours plus tôt, il parle de l’islam "que la France ne respecte pas", de la situation au Mali… Et soumet les otages à un interrogatoire. Ils doivent décliner leur prénom, nom, profession et origine. Un moment "dramatique dans sa signification profonde", souligne Alain Couanon.

"Je ne savais pas quoi dire pour l’origine, on ne me l’avait jamais demandée auparavant. J'ai fini par dire que j'étais catholique, mais j’ai trouvé ça terrible car on comprenait que c’était à cause de cette origine qu’on risquait de mourir. Ça voulait dire 'je vais te tuer car tu n’es pas né comme moi'. C’est un immense sentiment d’impuissance et d’injustice".

Puis, des déflagrations mettent fin à cette parenthèse. A 17h10, deux assauts sont donnés simultanément du côté de la rue Albert Willemetz et par l'entrée principale du magasin, avenue de la porte de Vincennes. Les policiers du RAID s'engouffrent dans l’Hyper Cacher et les rafales pleuvent. "Il y avait des tirs dans tous les sens. J’ai reçu un éclat de balle dans le doigt et je me suis dit que c’était la fin. J’allais mourir. Coulibaly s’est mis à courir en criant 'je vais tous les tuer'". Les balles ont finalement eu raison du jihadiste, abattu durant l’assaut.

En parler, "un devoir moral"

Après avoir été pris en charge par les secours, Alain Couanon est rentré chez lui, dans le XVIe arrondissement de Paris. Assis dans son salon jaune orné de multiples souvenirs et décorations du Moyen-Orient, son réflexe est d’allumer la télévision. "Je voulais comprendre le contexte de cet attentat, le nombre de morts… Pendant quatre heures, on a été coupés de tout, Amedy Coulibaly avait pris nos téléphones. On était au coeur de l’attaque mais en fait, on ne savait rien", explique-t-il.

Aujourd’hui, l’ancien diplomate dit ne pas subir de traumatisme particulier. "Je n’ai jamais ressenti le besoin de consulter un psychologue", détaille-t-il en esquissant quelques éléments d’explications.

"Au moment de l’attaque, j’étais déjà assez âgé… Et puis, durant ma carrière, je me suis pris une balle au Moyen-Orient, on m’a mis un revolver sur la tempe à Johannesburg… Ça aide probablement à relativiser", veut-il croire.

Il semble également avoir trouvé dans la parole et l’échange un effet cathartique. Depuis janvier 2015, Alain Couanon accepte les demandes d’interviews et est intervenu dans deux lycées pour partager son expérience. "Je me suis demandé ce que je pouvais faire, à mon niveau, pour lutter contre le fanatisme religieux. En parler, pour moi, c’est une sorte de devoir moral. C’est mieux que rien", conclut-il, attendant que "justice soit faite" à l'issue du procès des attentats de janvier 2015, qui doit s'achever à la mi-novembre.

Article original publié sur BFMTV.com