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JEU DÉCISIF - Qu’est-ce qui fait encore courir Nadal et Federer ?

Nadal vainqueur d’un onzième titre à Roland-Garros. Federer en quête d’un neuvième à Wimbledon. Comment est-il possible d’être aussi longtemps au top, mentalement ? Tentative de réponse avec une psychologue.

J’ai déjà quelque peu évoqué le sujet dans des articles précédents mais je dois y revenir ici : d’où vient cet appétit de victoires jamais assouvi chez Rafael Nadal, 32 ans, et Roger Federer, 37 ans an août ? Une sorte d’insatisfaction permanente qui les pousse non pas à poursuivre leur carrière pour leur plaisir -jouer pour jouer, quel beau programme finalement- mais à tout mettre en oeuvre pour gagner encore, eux dont le palmarès est déjà aussi épais que l’encyclopédie Universalis. Qui d’autre est comparable à notre duo en terme de longévité victorieuse ? Kelly Slater en surf ? Michael Schumacher en Formule 1 ? Il n’y en a pas des tonnes.

En sport, et plus encore dans une discipline individuelle, ce n’est pas tant de vouloir durer que de pouvoir. Et c’est ça qui intrigue. A d’assez rares exceptions, les joueurs de tennis sont mentalement épuisés, la trentaine passée (même si la moyenne augmente ces temps derniers). Ils sont généralement sur le pont depuis une quinzaine d’années, à mener une vie d’ascèse rythmée par les entrainements, les matches, les voyages, le décalage horaire, les blessures parfois. Une vie anormale, au sens premier du terme, folle, excitante mais qui, sur le long terme, est épuisante.

Nadal et Federer ne sont pas de ce bois-là. Non contents d’étirer leur carrière, ils réalisent ce tour de force en continuant à gagner : ces deux-là viennent de se partager les six derniers tournois du Grand Chelem comme si le temps n’avaient aucune prise sur eux. Ce n’est pas physiquement que ce tour de force est étonnant mais bien mentalement. C’est d’ailleurs ce qui impressionne le plus les autres champions pour qui cette avidité dépasse l’entendement. « Gagner un tournoi du Grand Chelem, c’est déjà fou dans une carrière, un tel tourbillon. Alors dix fois ou plus, je ne sais pas comment appeler ça ». Ainsi parle Gaston Gaudio, vainqueur surprise de Roland-Garros en 2004, dont la vie n’a plus jamais été la même après ce titre, dans le bon comme dans le mauvais sens d’ailleurs. Pour Mats Wilander, sept titres majeurs au compteur et une place de numéro un mondial, il faut savoir souffler. « La vie s’en est chargée pour moi. Des événements de ma vie personnelle, comme la mort de mon père par exemple, m’ont éloigné psychologiquement du tennis » m’avait expliqué celui qui en 1989, après avoir atteint tous ses objectifs, ne trouvait plus de motivation.

Il en va de même pour Björn Borg, cramé à 26 ans, après onze succès majeurs (six Roland-Garros et cinq Wimbledon) et dont le retour à une vie réelle ressemblera à long chemin pavé de mauvaises intentions. A l’inverse, Jimmy Connors, porté par son ego démesuré, étirera sa carrière jusqu’au bout du bout, à la veille de ses 40 ans, au point de n’en plus pouvoir physiquement. Mais cela voulait dire que la tête en voulait encore, comme dans le cas de Nadal et Federer.

Pour essayer de comprendre le mode de fonctionnement de Nadal et Federer, j’en ai donc discuté avec Marys Bakker, une amie psychologue, diplômée de l’Université d’Amsterdam et spécialisée dans la thérapie comportementale et cognitive. Pour démarrer notre conversation, et la faire réagir, j’ai évoqué chez nos deux « patients » une sorte de psychopathie de la victoire ? « La frontière entre normalité et pathologie, elle n’est pas énorme dans le sport de haut niveau, m’explique-t-elle. Où est-elle, cette limite d’ailleurs ? Avoir autant de succès est forcément lié à leur propre personnalité : intransigeance avec soi-même, être hyper-rigoureux, obsession d’être le meilleur. Et ce n’est pas juste une motivation intrinsèque née du plaisir de jouer ou même de partager, c’est une motivation excentrique. Quand on sacrifie sa vie à ça (la victoire à tout prix), ça devient votre identité. Federer et Nadal, ils sont le tennis, ils sont les champions. Ça touche évidemment l’égo, à l’image qu’ils ont d’eux-mêmes. Ça veut dire que l’échec n’est pas possible, ça serait une mésestime de soi, mettre son égo à rude épreuve. »

Voilà pour le mécanisme, mais sur le fait de durer, de ne finalement être jamais satisfait en quelque sorte, alors que bien des joueurs sont comblés sportivement et psychologiquement après avoir gagné un, deux ou trois titres du Grand Chelem. Et sont aussi épuisés mentalement par leur quête. « Ils se sont construit un style de vie et une identité qui ne tournent qu’autour de ça. Ils n’ont pas connu autre chose. Ils ne savent pas ce qu’il y a derrière la montagne. Repoussent-ils le vide de l’après ? On peut se poser la question. »

Et si la solution était finalement très basique : « Ce sont des champions qui se sont d’abord bâtis pour gagner une fois. Et puis, ils gagnent une fois, et se disent, pourquoi pas deux fois. Et puis trois, etc… Pourquoi ? Parce que le frisson devient alors de repousser les limites, d’aller le plus loin possible. » Dit autrement : Nadal ne voudrait pas gagner Roland-Garros un certain nombre de fois mais voir combien de fois il est capable de le faire. C’est une autre forme de carburant. Une démarche qui, pour la majorité des joueurs, dépasse évidemment toute logique.

L’autre force de ces champions est de réussir à vivre dans le moment présent. Comme ils sont capables de si bien le faire en match, en oubliant le point qui vient de se dérouler sans avoir peur des éventuelles conséquences négatives du point à venir. Nadal ou Federer, selon Marys, réussissent aussi à vivre chaque nouveau grand rendez-vous comme si le passé n’existait pas. Gommer ce qu’ils ont déjà accompli d’incroyable afin d’aborder, avec toute la fraicheur mentale, l’objectif à venir. Comme une sorte de « reset » intime. Quand on possède dans son salon une étagère à trophées aussi garnie que ces deux géants du jeu, on peut considérer que, c’est soit une prouesse, soit finalement une situation de rêve, puisque l’on n’a plus rien à prouver. Chacun verra midi à sa porte. « Et puis tout est aussi une question d’équilibre. Si la somme des contraintes de la vie d’un professionnel demeure inférieure aux frissons de la compétition et de la victoire, pourquoi arrêter si leur corps tient le choc et si personne n’est capable de les battre ? » C’est une idée qui se défend…

Alors pour terminer, j’ai demandé à Marys, si un « serial winner » pouvait ne jamais être rassasié. La réponse est tombée comme un couperet : « Bien sûr ! » A bon entendeur….