Jeux Olympiques Tokyo 2021 : les athlètes de haut niveau sont-ils tous superstitieux ?

Le rituel des bouteilles du tennisman Rafael Nadal est devenu légendaire (Photo : Minas Panagiotakis/Getty Images)

Depuis que l’homme est entré dans l’ère de la compétition, sport et superstition ont toujours fait bon ménage. Mais pourquoi, et à quel point, les athlètes sont-ils accros aux rituels porte-bonheur ? Petit voyage au pays des gri-gri et des caleçons fétiches.

Il y a ceux qui garderaient le même slip jusque sur leur lit de mort. Celles qui préfèreraient se couper la jambe plutôt que d’enfiler leurs chaussures dans le mauvais ordre. Il y a les porteurs d’amulettes, les angoissés de la chaussette, les fétichistes du bleu et les idolâtres du chiffre 8. Toutes les personnes qui s’intéressent de près ou de loin au sport de haut niveau ont déjà assisté aux petits rituels auxquels les membres de l’élite de la transpiration s’adonnent pour s’attirer les faveurs de la bonne fortune. Et force est de constater qu’à ce petit jeu-là, certains font fort. Très fort.

Ainsi le hockeyeur Sydney Crosby, centre des Penguins de Pittsburg de son état (NHL), n’appelle-t-il jamais sa mère un jour de match - il l'a fait une fois et a perdu des dents lors du match suivant. Par ailleurs quand son équipe voyage en bus, il lève ses pieds du sol au passage d’une voie ferrée. Le mythique entraîneur de football Giovanni Trapattoni n’abordait jamais une rencontre sans avoir au préalable versé une bonne rasade d’eau bénite sur la pelouse. Rio Ferdinand, l’ancien capitaine de Manchester United, lui aussi perclus de rituels superstitieux de son propre aveu, sautait toujours au-dessus de la ligne de touche avant d’entrer sur le terrain, et ne portait pas de sous-vêtements les jours de match. Quant à son homologue de Chelsea, John Terry, il n’a pas changé de protège-tibias durant plus de douze ans.

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Tics et tocs

Des cas isolés ? Pas vraiment, selon Manon Eluère, chercheuse en psychologie du sport à l’ENS de Rennes et co-autrice d’une passionnante étude sur le sujet. “Les sportifs de haut niveau sont effectivement plus superstitieux que la moyenne, confirme-t-elle. Des études menées dans les années 1980-1990 montrent d’ailleurs que plus le niveau de compétitivité s’élève, plus ils emploient des rituels superstitieux.”

Un recours qui trouve sa source dans le degré incompressible d’imprévisibilité inhérent à la pratique sportive. “Le fort recours aux rituels dans le sport s’explique par le besoin des athlètes de contrôler l’incertitude, les situations anxiogènes, voire risquées. Le sport professionnel s’y prête d’autant plus qu’à mesure que le niveau s’élève, les enjeux augmentent également. Et même si la victoire repose avant tout sur vos qualités intrinsèques, vos aptitudes techniques, il y a toujours une part d’aléatoire, de chance qui échappe à votre contrôle et que vous voulez circonscrire.”

En matière de recherche de contrôle, il est un sportif qui constitue un cas d’école à lui tout seul : Rafael Nadal. L’empereur incontesté de la terre battue est en effet aussi connu pour le lift punitif de son coup droit que pour les rituels immuables auxquels il sacrifie échange après échange. Réajustement systématique de ses mèches avant l’engagement, vérification de la hauteur de ses chaussettes, alignement de ses bouteilles d’eau “à [ses] pieds, devant [sa] chaise à [sa] gauche, l'une derrière l'autre, en diagonale vers le terrain” dixit l’intéressé lui-même : rien n’est laissé au hasard. Jusqu’au nombre de rebonds de la balle jaune avant de servir. Là, notre psychologue intervient : “Si Nadal fait rebondir sa balle seize fois et pas quinze, ce n’est pas forcément le fruit d’une superstition. Il faut davantage y voir une routine de pré-performance. Cela lui permet avant tout de se concentrer, même si, évidemment, cela peut paraître insolite.”

Fil rouge

Le Majorquin souscrit d’ailleurs pleinement à cette interprétation. Dans une vidéo publiée l’an passé par la MAPFRE, une compagnie d’assurance qui est aussi l’un de ses sponsors, l’ogre de l’ocre s’explique : “L’être humain a besoin de routines et d’une sécurité pour répéter les mêmes choses. Je suis ordonné avec les choses que je pense vraiment importantes. Ma routine avant chaque match de tennis est exactement la même. J’essaie de les répéter parfaitement chaque jour. Cela me donne confiance et une tranquillité d’esprit de savoir que les choses vont bien se passer pour moi, ou du moins que je fais tout mon possible pour que les choses se passent bien.” Après vingt victoires en Grand Chelem dont treize à Roland Garros, il semblerait que la recette fonctionne toujours à merveille (même si le lien entre une bouteille placée à la perpendiculaire d’une chaise et un niveau de concentration optimal peut paraître obscur).

Si certains rituels font figure de grands classiques en matière de superstition - enfiler sa chaussure droite avant la gauche, porter un porte-bonheur… - et appartiennent au registre de l’intime, il est intéressant de constater que l’éducation peut aussi jouer un rôle important dans leur apparition. Un constat auquel Manon Eluère est parvenue au cours de son étude, menée sur les membres d’une équipe féminine de volley-ball professionnelle. “De ce point de vue, le rituel qui m’a le plus marqué est sans doute celui qu’utilisait une Brésilienne, détaille-t-elle. Pour cette joueuse, la couleur rouge était dotée d’un pouvoir particulier. Elle avait hérité cette croyance de son enfance. Quand elle était petite, sa mère lui donnait un fil de couture rouge dès qu’elle avait une crise de hoquet. Il fallait qu’elle le roule entre ses doigts et qu’elle le colle ensuite à son front pour qu’il disparaisse. Cette couleur ne l’avait plus quittée depuis : chaque début de saison, elle achetait brassière, culotte et gri-gri rouges. Elle était vraiment convaincue de sa puissance, c’était une évidence pour elle."

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Maudit bandeau

Autre conclusion à laquelle est arrivée la psychologue : la nationalité des sportifs joue également un rôle important dans leur perception de la superstition. “Le lien entre la culture des joueuses que nous avons suivies, et leur posture face à la superstition, était très fort, confirme-t-elle. Les Françaises avaient un rapport distancié aux rituels qu’elles employaient. Elles avaient conscience de l’irrationalité de leur démarche, et la voyaient davantage comme quelque chose de fun.”

Une lucidité qui n’habitait manifestement pas leurs homologues américaines : “Elles refusaient d’expliquer leurs rituels par la superstition. Pour elles, seul le travail paie et parler de chance est difficile. Par conséquent, à leurs yeux, tout était lié à la nécessité rationnelle de mettre en place une routine mentale. Elles ne percevaient vraiment pas le caractère irrationnel de certaines de leurs pratiques. L’une des joueuses m’a par exemple expliqué qu’elle mettait toujours le même bandeau pour jouer. Or un jour, elle a opté pour un autre et a perdu. Elle ne l’a jamais remis depuis. Elle nous disait pourtant qu’elle n’était pas superstitieuse…”

Manifestement prégnant chez les joueuses américaines, le déni peut aussi s’expliquer par le fait que “la limite entre rituels superstitieux et routine de pré-performance est parfois ténue”, comme le souligne Manon Eluère. Une confusion à laquelle la population générale n’est pas vraiment sujette. Selon un sondage CSA réalisé en 2014, 23% des Français reconnaissent d’ailleurs être superstitieux.

Et étudier le phénomène n’en prémunit pas nécessairement : “Lorsque je jouais moi-même au volley, j’avais mes petits rituels, des choses que je fais encore dans la vie de tous les jours, reconnaît la psychologue. Je mets par exemple toujours ma chaussure droite avant la gauche, et si je ne le fais pas, je suis capable de défaire mes lacets et de recommencer… Pour être honnête, mener cette étude m’a même conduite à renforcer mes rituels et à en adopter de nouveaux.” De là à ce que la lecture de cet article vous amène à porter les mêmes sous-vêtements les jours de match, il n’y a qu’un pas…

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