Kane, l'autre prince Harry

À seulement 24 ans, l’attaquant de Tottenham affole les statistiques. A telle enseigne que les grands d’Europe lui font aujourd’hui une cour assidue. Un destin que rien ne laissait pourtant présager à ses débuts professionnels. Car avant de devenir “l’Hurrikane” qui balaye chaque week-end les pelouses de Premier League, Harry a d’abord dû faire ses gammes sur des terrains nettement moins huppées. Retour sur le parcours d’un joyau poli dans la boue.

Trop fluet, trop lent, incapable de trouver sa place sur le terrain. C’est peu dire qu’à son arrivée à l’académie de Tottenham, à 11 ans et demi, Harry Kane ne suscitait pas l’enthousiasme de ses formateurs. Quelque 13 années plus tard, l’attaquant anglais croule sous les éloges, et voit les plus grands clubs européens se bousculer pour l’attirer dans leurs filets – à commencer par le Real Madrid. Sa valeur marchande a d’ailleurs connu une hausse spectaculaire au début du mois de janvier, à en croire le Daily Express et le Mirror. Selon les deux quotidiens britanniques, le président des Spurs, Daniel Levy, aurait ainsi fait savoir qu’il en coûterait 300 millions de livres (337 millions d’euros) à de potentiels acquéreurs. De quoi faire passer le transfert estival de Neymar au PSG pour un deal de marché aux puces.

Rares sont pourtant ceux qui s’offusquent du montant réclamé par le dirigeant londonien. Et pour cause : Harry Kane est sans doute ce qui se fait de mieux en ce moment sur le front des attaques anglaises. Puissant, rapide – en dépit de son 1,88m sous la toise -, altruiste, doté d’un sens du but hors normes qu’il exerce avec un égal bonheur des deux pieds, Kane possède la panoplie complète du buteur moderne. Et à 24 ans à peine, sa marge de progression demeure importante, comme le relevait il y a quelques semaines un Mauricio Pochettino sous le charme : “Je pense qu’il peut encore progresser. Il est encore jeune, et les joueurs n’arrivent pas à leur sommet avant d’avoir 27 ou 28 ans. Mais s’il garde la même mentalité au quotidien, il pourra jouer aussi longtemps qu’il le voudra.”

En attendant de voir si l’oracle de l’entraîneur des Spurs se réalise, Kane soigne sa feuille de statistiques. Meilleur buteur européen de l’année 2017 – devant Leo Messi – avec 57 réalisations, actuel leader du classement des buteurs de Premier League (20 buts), l’attaquant anglais s’est en outre payé le luxe d’entrer dans la légende de Tottenham ce week-end. En plantant ses 126è et 127è banderilles sous la liquette du club face à Everton, le prince Harry a en effet déboulonné la statue de Teddy Sheringham, en place depuis 2003. Préciser que son glorieux aîné avait dû attendre de souffler sa 37è bougie pour établir la précédente marque ne fait que souligner la qualité de la performance…

Tacles à la gorge et terrains vagues

A le voir soulever le public de Wembley un week-end sur deux, on peine à croire qu’il y a six ans, Kane salissait ses crampons sur les modestes terrains de League One (D3). A un âge où d’ordinaire les étoiles montantes de la gonfle se disputent quelques minutes de jeu sur les billards de Premier League, Harry, 18 ans alors, est entré dans le professionnalisme par la petite porte, au Leyton Orient FC. Prêté par Tottenham au petit club londonien pour qu’il s’aguerrisse, le jeune homme a fini par laisser de bons souvenirs du côté de Brisbane Road. Pourtant, ses débuts n’ont pas été simples, comme le relevait il y a quelques temps Scott McGleish – alors attaquant de pointe des Os – auprès de nos confrères de L’Equipe : “Au départ, je me suis dit : ‘C’est un attaquant typique de Tottenham, à la Glenn Hoddle’, c’est-à-dire très technique, beau à voir jouer mais trop lent. Je pensais qu’il serait physiquement incapable d’affronter le combat imposé par les défenseurs de League One.”

Ce jugement hâtif, Kane s’est appliqué à le battre en brèche, semaine après semaine. A l’entraînement tout d’abord, où son travail face au but n’a pas tardé à forcer l’admiration de ses coéquipiers, et où ses séances de renforcement musculaire – tournées vers l’explosivité et la vitesse – se sont avérées payantes. Sur le terrain ensuite, où, en dépit de terrains (et de défenseurs) à la limite du pratiquables, le jeune joueur a peu à peu affirmé sa détermination, n’hésitant pas à mettre la tête là où d’autres ne risqueraient pas un orteil.

Une force de caractère qu’il affûtera davantage encore à l’occasion de son prêt suivant, au Millwall FC. Des supporters volontiers agressifs – même envers leurs propres joueurs -, une enceinte vétuste – The Den -, un mépris affiché pour les grands clubs de la capitale et leurs ouailles : inutile de dire que Kane n’était pas attendu comme le Messi, à son arrivée en 2012. Pourtant une fois encore, après quelques matchs calamiteux, l’attaquant parviendra à forcer le respect de ses partenaires et des spectateurs. Trois buts en trois matchs au mois d’avril, pour autant de victoires précieuses, lui vaudront d’ailleurs ses premiers applaudissements. Des marques d’estime, acquises de haute lutte, qui l’escorteront jusqu’à l’issue de son prêt.

Pour Kane, le temps des tacles à la gorge et des terrains vagues est désormais révolu. Demeurent les qualités qui les ont vu ou fait éclore. Et des souvenirs, tenaces, gravés à jamais dans la mémoire de l’intéressé, qui s’en est ouvert en mars dernier : “ Cette expérience à Millwall a fait de moi un homme. Là-bas, j’ai joué des matchs difficiles, sous haute pression, et je m’en suis sorti.” Les ouragans naissent rarement dans des zones tempérées…

Olivier Saretta