Ajax, régal total

LIGUE DES CHAMPIONS – C’est l’équipe frisson de cette édition 2018-2019 de la Ligue des Champions. Celle que personne n’attendait vraiment, et qui est parvenue à se frayer un chemin jusqu’aux cimes du top 8 européen, après avoir gravi l’Everest madrilène. En escortant le triple vainqueur de la C1 vers la sortie de l’épreuve, l’Ajax Amsterdam n’a pas seulement accompli un exploit. L’équipe d’Erik Ten Hag a surtout redonné du lustre à son héritage, en déployant un football débridé, où l’audace le dispute à la spontanéité. Un cocktail garanti zéro complexe et 100% plaisir.

En s’imposant au Bernabeu le 5 mars dernier (1-4), l’Ajax s’est offert un ticket pour les quarts de finale de la C1. Une première en 16 ans.
En s’imposant au Bernabeu le 5 mars dernier (1-4), l’Ajax s’est offert un ticket pour les quarts de finale de la C1. Une première en 16 ans.

Tous les règnes ont une fin. Dans les livres d’histoire du football, il sera désormais écrit que celui du grand Real Madrid, celui qui domina l’Europe trois années d’affilée entre 2016 et 2018, s’acheva un soir de mars 2019, face à une équipe de l’Ajax Amsterdam trop jeune pour avoir vu Frank Rijkaard soulever la Coupe aux Grandes Oreilles.

Un crime de lèse-majesté ? Absolument pas, au regard de la double confrontation qui a opposé les deux formations à la fin de l’hiver. Les Madrilènes – Sergio Ramos en particulier – pensaient sans doute avoir assuré l’essentiel à la Cruyff ArenA, en dispensant une leçon de réalisme aux gamins d’Amsterdam (1-2). Le panache était pourtant déjà du côté des locaux, comme l’attestent leurs 11 ballons grattés dans le camp adverse après seulement 4 minutes de jeu, et leurs dix-neuf frappes tentées lors de la manche aller. Le match retour, au Bernabeu n’a fait que le confirmer.

Pressing haut, intensité follle, projections vers l’avant, permutations incessantes en attaque : dans l’antre de l’ogre madrilène, les Lanciers ont ressuscité un peu de ce « Totaalvoetbal » si cher au patron du grand Ajax, Rinus Michels, et dont ils sont les héritiers. Un football où la cohésion et la fluidité collectives n’étouffent pas l’expression individuelle, mais la magnifient, comme l’a illustré la prestation de Dusan Tadic.

Rarement l’expression imagée de « chef d’orchestre » n’aura en effet aussi bien collé au rôle tenu par un joueur durant 90 minutes. De passes léchées en déplacements intelligents, d’inspirations soudaines en contrôles soyeux, le n°10 de l’Ajax a dicté le tempo d’une rencontre dont il semblait connaître le scénario à l’avance. Maître des horloges, le Serbe s’est octroyé le droit de s’asseoir, pour l’éternité, à la table de Messi et Lewandowski, seuls joueurs à avoir obtenu, comme lui, la note de 10 dans L’Equipe pour une de leur prestation en C1. On a vu pire comme commensaux…

Fort en gueule… ou fort tout court

Réduire la performance de l’Ajax au « match d’une vie » d’un joueur, ou à l’exploit d’un soir d’un collectif en état de grâce serait toutefois une erreur. Car il n’a pas fallu attendre la chute du géant madrilène pour sentir qu’un vent nouveau soufflait au pays de Johan le Grand. Dès les phases de poule, les rouge et blanc ont ainsi prouvé qu’ils n’étaient pas là pour jouer les sparring partners pour grand d’Europe. Tenu en échec par deux fois à l’automne, le Bayern Munich en a d’ailleurs fait l’expérience.

« Ce soir, nous avons été insolents et audacieux. Nous sommes allés presser le Bayern très haut et ça ne lui a pas plu. Avant le match, on s’était dit que prendre un point ici serait déjà excellent. Mais, finalement, il n’y a que les dix premières minutes qui ont été difficiles. Pour le reste, je vais être honnête : nous aurions dû gagner. » Ces paroles teintées de regrets sont celles d’Erik Ten Hag, l’entraîneur de l’Ajax. Prononcées en octobre dernier, à l’issue du premier match de poule de C1 disputé par ses hommes à l’Allianz Arena (1-1), elles disent tout du surprenant potentiel de la formation ajacide. Rares sont en effet les équipes qui ont connu autre chose que la défaite dans le jardin du Rekordmeister – lequel, depuis 2010, a remporté 25 de ses 27 rencontres de poule disputées à domicile en C1. Pour déplorer un nul obtenu sur ses terres, il faut être fort en gueule… Ou fort tout court.

Racines et influences

Dans le cas de l’Ajax, cru 2018-2019, on opte sans sourciller pour la deuxième option. Et pour cause : en dépit d’une moyenne d’âge qui n’excède pas les 24 ans, les Lanciers disposent d’une flopée de talents que les cadors continentaux n’ont pas fini de s’arracher. Onana, de Jong, de Ligt, van de Beek, Neres : depuis des mois, le Big 5 couve du regard les rookies de l’Ajax. Une jeunesse triomphante sur laquelle veillent quelques vieux grognards (Blind, Tadic, Huntelaar en tête), et qui adhère à 100% à la philosophie de son non moins talentueux entraîneur, Erik Ten Hag.

Aux commandes de la réserve du Bayern époque Guardiola, l’ancien joueur du FC Twente s’est nourri des préceptes du génie catalan. Débarqué du côté de la Cruyff ArenA en 2017, après une expérience concluante à la tête du club d’Utrecht, l’entraîneur néerlandais a tout de suite fait l’unanimité. Méticuleux, aussi obsédé par le jeu que son mentor, Ten Hag n’est pas pour autant un homme de système. 4-3-3, 4-4-2, 4-2-3-1, 5-3-2… Avec Ten Hag, qu’importe le calice, pourvu qu’on ait l’ivresse.

Celle d’un football qui ne renie ni ses racines, ni ses influences. Celle d’un football intuitif, culotté, où les fonctions sont sans cesse abolies par le mouvement – sans pour autant que la cohérence de la structure de l’équipe en pâtisse -, et qui offre à chacun la liberté d’agir pour tous. Celle, surtout, d’un jeu qui semble n’avoir d’autre finalité que lui-même. Et, disons-le, ça fait un bien fou.

La veille de l’exploit des siens contre le Real, de Jong avait déclaré : « Gagner à Madrid serait une surprise pour le monde du football. Mais cela permettrait surtout de remettre l’Ajax sur la carte. » Nul doute que ce soir, la Juve n’aura aucun mal à trouver le chemin de la Cruyff ArenA. Et elle serait bien inspirée de se méfier des régicides…