Mégabassines : solution ou réponse "insensée" à la sécheresse ?

Dans l'ouest de la France, le Marais poitevin, deuxième plus grande zone humide de France, est l'épicentre du conflit autour des retenues d'eau destinées à l'irrigation agricole, officiellement appelées réserves de substitution. Les opposants à ces gigantesques réservoirs les appellent "bassines" ou "mégabassines".

Partout où ces projets voient le jour, la résistance s'organise contre ces retenues accusées de piller les ressources d'eau souterraine. Sur le front judiciaire d'abord, des associations environnementales ont fait condamner plusieurs réserves de substitution qui ont été déclarées illégales en raison d’études d’impact insuffisantes ; sur le front de l'action directe ensuite, avec le sabotage de plusieurs de ces bassines.

Dernier front : la mobilisation de masse. Ainsi, le 25 mars 2023, une manifestation interdite, à Sainte-Soline, a rassemblé entre 6 000 et 30 000 personnes, selon les sources, et marqué un tournant historique dans le combat pour l'accès à l'eau, par son ampleur d'abord, mais aussi par les images des affrontements entre forces de l'ordre et manifestants qui ont fait plus de 200 blessés parmi ces derniers.

"Il faut tout faire pour remettre l'eau dans les sols" (Jean-Jacques Guillet, porte-parole de "Bassines Non Merci")

Quelques semaines plus tard, nous retrouvons dans les Deux-Sèvres, Mathieu, militant de "Bassines Non Merci", l'évolution du mouvement vers des méthodes plus frontales n'a rien d'un hasard. "Pendant quatre ans, on a balayé tous ces champs d'action possibles, avec des mobilisations, conférences, tables rondes, débats publics," explique-t-il. "On voit que malgré cela, le dialogue n'est pas possible et que les premiers projets commencent ; effectivement, à ce moment-là, il y a une évolution également, dans notre forme de mobilisation," reconnaît-il. "Ce qui n'empêche pas pour autant, de continuer à poursuivre cette demande de réouverture de dialogue et de moratoire parce qu'il y a que comme ça qu'on pense qu'on pourra en sortir," estime-t-il.

La lutte se poursuit donc du côté de militants comme Joëlle Lallemand, présidente de l'APIEEE (Association de Protection, d'Information et d'Études de l'Eau et de son Environnement). Elle nous livre son point de vue : "Il y a encore des endroits préservés [dans le Marais poitevin], mais c'est en train de se rétrécir parce que partout, la tendance a été pendant des années, à détruire les prairies humides et à les remplacer par du maïs," explique-t-elle.

Porte-parole de "Bassines Non Merci", Jean-Jacques Guillet renchérit : "Avant de faire des bassines, il serait plutôt souhaitable de restaurer ces zones humides qui servent à la fois de stockage de l’eau, mais qui servent en même temps à dépolluer l’eau. Si demain, on doit essayer de trouver des solutions pour atténuer le réchauffement climatique, la solution n'est pas de mettre l'eau des nappes phréatiques au soleil, c'est de tout faire pour remettre l'eau dans les sols : c'est là qu'elle est le mieux, à l'abri de la lumière et des pollutions," fait-il remarquer.

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Jean-Jacques Guillet, porte-parole de "Bassines Non Merci" - Euronews

"Il faut stocker l'eau pour maintenir l'agriculture du territoire" (François Pétorin, agriculteur)

De manière concrète, une bassine est un trou de plusieurs hectares recouvert d'une bâche étanche, dans lequel de l'eau est stockée pour arroser les terrains agricoles durant l'été. La particularité de ces réserves est qu'elles sont remplies en pompant dans les nappes phréatiques durant les mois d'hiver.

Si le système existe depuis 40 ans, ce n'est qu'à partir de 2007 que les premiers projets collectifs, soutenus par l'État, voient le jour. On en compterait aujourd'hui plus d'une centaine, en projet ou terminés, dans l'ouest de la France.

François Pétorin est l'administrateur de la Coop de l'eau 79. Cette coopérative regroupant 220 exploitations agricoles porte un projet de seize réserves de substitution, sur un territoire qui comprend le Marais Poitevin et les cours d'eau qui l’alimentent. Une seule est achevée à ce jour.

À terme, la plus grande sera celle de Sainte-Soline, honnie par les manifestants, qui aura une capacité de plus de 600 000 m³ d'eau, soit l'équivalent de 250 piscines olympiques.

"Je suis agriculteur, producteur de céréales et de semences," précise François Pétorin. "Le projet est parti des grosses années de sécheresse qu'on a eues : 2005, 2007 et aussi 2003 et donc, des arrêtés préfectoraux [ndlr : pris] très tôt qui nous ont interdit d'arroser au printemps et en été, donc avec des rendements pénalisés, catastrophiques, même sur des blés," précise-t-il. "Donc aujourd'hui, le stockage de l'eau est une des solutions qui permet de maintenir l'agriculture du territoire," affirme-t-il.

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François Pétorin, agriculteur et administrateur de la Coop de l'eau 79 - Euronews

"Vous allez effondrer l'eau et tout le vivant" (Emma Haziza, hydrologue)

Mais quel type d’agriculture ? C'est tout l'enjeu du conflit autour des réserves de substitution. Les opposants prônent une agriculture dite paysanne, plus écologique, reposant essentiellement sur l'eau de pluie. Face à eux, des fermiers irrigants, comme François Pétorin, qui ne représentent que 7% des surfaces agricoles françaises, mais qui utilisent plus de la moitié de l'eau consommée dans le pays, notamment pour la culture de céréales, comme le maïs.

Cette irrigation est désormais mise à mal par la crise climatique et les sécheresses à répétition. D'où l'idée de substituer les pompages d'eau en été par des pompages en hiver, quand l'eau est, en théorie, plus abondante. Une idée activement soutenue par les pouvoirs publics qui assurent 70% du coût total du projet de la Coop de l'eau, estimé à 76 millions d'euros. De l'aveu même de ses promoteurs, le stockage de l'eau serait donc avant tout un moyen de contourner les règles qui limitent l'usage de la ressource hydrique en période de sécheresse.

Une dérogation dénoncée par l'hydrologue Emma Haziza qui y voit non seulement une forme de privatisation de l’eau, mais également un danger pour tout l'écosystème.

"Si vous voulez une bonne agriculture, il vous faut un niveau des nappes phréatiques assez élevé," explique-t-elle. "Le niveau des nappes vient directement jouer sur la quantité d'eau dans les premières couches de sols, ce que l'on appelle l'eau verte, mais vient directement aussi apporter de l'eau à toutes les sources et à toutes les rivières et cet échange-là, si vous le coupez en prélevant cette poche d'eau et en la mettant complètement en la déconnectant du milieu, vous allez non seulement effondrer plus rapidement l'eau dans la rivière, mais tout le vivant qui va derrière," met-elle en garde.

Selon cette chercheuse, il existe un consensus scientifique pour affirmer que les bassines risquent d'aggraver les sécheresses et sont une mal-adaptation à la crise climatique.

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L'hydrologue Emma Haziza - Euronews

Des données obsolètes ?

De leur côté, la Coop de l'eau 79, ainsi que le gouvernement français continuent de les soutenir en s'appuyant sur un rapport du Bureau de Recherches Géologiques et Minières (BRGM) pour qui les réserves de substitution auraient un "impact limité" sur les nappes d'eau souterraine et les débits des cours d’eau. Un rapport critiqué par plusieurs experts et nuancé par le BRGM lui-même lors d'une audience au Sénat français. "Nous n'avons pas simulé les conséquences du réchauffement climatique, et nous n’avons pas non plus dit qu’on pouvait nécessairement réaliser des prélèvements en hiver," a indiqué Michèle Rousseau, présidente du BRGM.

"Cette étude s'appuie sur des données de 2001 à 2011, des données qui sont totalement obsolètes parce que le changement climatique commence à se voir à partir de 2016-2017 en France," nous précise Emma Haziza. "À partir de là, on va commencer à avoir des non-hiver et des périodes où on n'a plus de recharge dans nos nappes," dit-elle. "En réalité," poursuit-elle, "ce n'est même pas une solution, ce n'est même plus une mal-adaptation, cela devient carrément insensé que d'aller vers ces solutions. Pourtant on est en train de les mettre en œuvre partout," déplore-t-elle.

Malgré la contestation, le gouvernement français revendique l'usage des réserves de substitution, dans son plan d'application de la nouvelle politique agricole commune : une enveloppe de 45 milliards d’euros entre 2023 et 2027, pour soutenir l'agriculture française.

Un "intérêt" de la part de la Commission européenne

Depuis 2021, les anti-bassines ont porté leurs revendications plus haut, à l'échelon européen, sous la forme d'une pétition, accusant ce type de retenues de violer plusieurs directives environnementales européennes.

Si la Commission européenne reconnait certains manquements et dit prendre ce cas très au sérieux, elle s'en réfère pour l'instant, aux juridictions françaises pour veiller à ce que les bassines soient conformes au droit communautaire.

Cela présage-t-il l'extension des bassines et des tensions qu'elles charrient au reste de l'Europe ?

Fin avril, comme chaque mois, les ministres de l'Agriculture des 27 États membres se sont réunis sous l'égide du Conseil de l’Union européenne. Il s'agissait de leur première réunion depuis la manifestation à Sainte-Soline. L'occasion pour nous de demander à la présidence suédoise de ce Conseil et au commissaire européen à l'Agriculture, s'il y a des discussions pour potentiellement exporter ce modèle à d'autres États membres de l'Union européenne et si, au niveau de la Commission, ceci pourrait un jour faire l'objet d'une recommandation aux États membres.

"Ceci n'est pas quelque chose dont nous avons discuté dans le cadre de ce Conseil, ce n'était pas au programme, mais cela peut bien sûr changer," a reconnu Peter Kullgren, ministre suédois des Affaires rurales. Janusz Wojciechowski, commissaire européen à l'Agriculture a lui précisé : "Nous sommes ouverts à la discussion au sujet de cette proposition, qui est intéressante et digne de considération." Intérêt potentiel pour les bassines de la part des États membres et de la Commission européenne.

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Le commissaire européen à l'Agriculture Janusz Wojciechowski et le ministre suédois des Affaires rurales Peter Kullgren - Euronews

Le poids des lobbies agricoles

Qu'en est-il du parlement européen ? Nous avons posé la question au président de la commission Environnement, le Français Pascal Canfin, qui dit soutenir les bassines sous certaines conditions.

"Une méga bassine, cela peut être juste une fuite en avant, mais si c'est lié à des changements de pratiques des agriculteurs qui, par exemple, passeraient à des cultures qui auraient moins besoin d'eau, c'est une façon de sécuriser leur transition," estime-t-il.

Pourtant, selon cet eurodéputé, cette transition fait face à un obstacle majeur : la puissante commission Agriculture du parlement européen. "Vous avez une opposition à tous les textes européens qui cherchent précisément à pousser au changement de pratiques agricoles, sur le texte sur les pesticides, celui sur la restauration de la nature ou celui sur les émissions industrielles de l'élevage," énumère l'eurodéputé du groupe Renew.

"Je pense qu'on doit trouver un compromis qui soit praticable pour les acteurs sur le terrain et je peux vous dire que c’est une bataille très importante contre un certain nombre de lobbies agricoles," ajoute-t-il.

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Pascal Canfin, eurodéputé Renew et président de la commission Environnement au Parlement européen - Euronews

Depuis des décennies, les lobbys agricoles défendent les intérêts de l'agro-industrie avec, pour argument principal, la souveraineté et la sécurité alimentaire.

À l’échelon européen, le lobby qui a l'oreille de la commission Agriculture se nomme COPA-COGECA. Ils n'ont pas donné suite à nos demandes d'interview au sujet des bassines. Mais dans un document datant de 2018, COPA-COGECA affirme que le stockage de l'eau "est le moyen le plus important pour améliorer la sécurité hydrique" et demande, pour y parvenir, un "soutien fiscal et financier accru" et "une réduction de la charge administrative".

Une prise de position qui n’étonne guère Marco Contiero, spécialiste des politiques agricoles chez Greenpeace. "Les agriculteurs qui sont protégés et dont l'intérêt est au centre du travail du COPA-COGECA et d'autres lobbies ne représentent pas la majorité des agriculteurs," déclare-t-il. "Il s'agit d'une très petite minorité d'exploitations plus grandes, parfois vraiment industrielles, qui sont en fait, responsables de la plupart des pollutions," affirme-t-il. "Pourtant, un comité qui est censé s'occuper, bien sûr, de l'agriculture, mais qui doit aussi aider le secteur agricole dans cette transition, défend très obstinément le statu quo et c'est un problème !" lance-t-il.

Un problème structurel lié à la politique agricole commune

Un homme pourtant essaie de faire bouger les lignes. Benoît Biteau est ingénieur agronome, propriétaire d'une ferme biologique en France et l'une des figures de proue du mouvement anti-bassines. Il est également député européen et vice-président de ladite commission Agriculture. Selon lui, la transition agricole se heurte aussi à un problème structurel, lié à l'attribution des aides financières.

"Quand on regarde comment sont distribuées les aides publiques de cette politique agricole commune, 80% de l'enveloppe est captée par les 20% de structures les plus grandes," fait remarquer l'eurodéputé du groupe des Verts / Alliance libre européenne. "Le mécanisme, c'est qu'on aide par unité de surface ; donc plus on a d'hectares, plus on a d'aides, or c'est précisément ces grandes surfaces qui sont les gros utilisateurs d'eau," interpelle-t-il avant d'ajouter : "Les aides publiques de la PAC ne conditionnent pas suffisamment la réduction des pesticides et des engrais de synthèse qui viennent télescoper la fertilité des sols."

"Donc, on continue d'accompagner une agriculture qui s'éloigne de la restauration de la fertilité des sols qui pourtant, est la réponse à la place d'une agriculture qui soit plus frugale en termes de consommation de pesticides, d'engrais de synthèse et bien sûr d'eau," souligne-t-il.

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Benoît Biteau, vice-président de la commission Agriculture au Parlement européen - Euronews

"Ce n'est pas une réponse systémique" selon le directeur exécutif de l'Agence européenne pour l'environnement

Selon l'Agence européenne pour l'environnement, la pollution des nappes phréatiques en Europe est principalement causée par les pesticides et les engrais chimiques. Quant à l'irrigation agricole, elle représente la plus grande menace sur le niveau des eaux souterraines.

Résultat : près d'un tiers des nappes phréatiques peinent à répondre aux exigences quantitatives et qualitatives prévues par la réglementation européenne. L'Agence en appelle donc au respect du principe de précaution dans les stratégies d’adaptation à la crise climatique. Un principe que ne respecteraient pas forcément les réserves de substitution.

"Ce n'est pas une réponse systémique : c'est un pansement et c'est un pansement qui, en plus de cela, pourrait perturber et aggraver l'état général de l'environnement local et de notre capacité à vraiment nous adapter aux circonstances du changement climatique," assure Hans Bruyninckx, directeur exécutif de l'Agence européenne pour l’environnement (2013-2023). "Deuxièmement, les bassines ne sont pas économiquement réalisables sans d'importantes subventions publiques : on peut donc se demander si c'est une façon économiquement réaliste de soutenir l'agriculture," interroge-t-il. "Plus que le principe de précaution, je pense que ce n'est pas la réponse systémique dont le système agricole a besoin," dit-il.

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Hans Bruyninckx, directeur exécutif de l'Agence européenne pour l’environnement (2013-2023) - Euronews

Un changement systémique serait pourtant dans l'intérêt de nombreux agriculteurs. Entre 2005 et 2020, 5 300 000 fermes ont disparu en Europe, soit près de 1 000 fermes par jour. 87% d'entre elles étaient des petites exploitations de moins de 5 ha.

Face à une crise climatique que nos sociétés aggravent chaque jour un peu plus, les bassines sont devenues le symbole d'un modèle agricole qui illustre la difficulté de l'Union européenne à concilier ses objectifs environnementaux avec ses priorités économiques.