"Subversif" ou "problématique"? Le succès de la "dark romance" auprès des jeunes lectrices interroge

"Subversif" ou "problématique"? Le succès de la "dark romance" auprès des jeunes lectrices interroge

Une histoire d'amour dans une secte, une mafia ou un gang avec enlèvement, séquestration et violences - psychologiques, physiques ou sexuelles. Les deux héros? La victime et son bourreau, ou bien deux victimes, deux criminels ou même deux membres d'une même famille. C'est - en résumé - le pitch de la dark romance, un genre littéraire qui rencontre un franc succès auprès des lectrices.

"Ça marche très bien", confirme Sarah Berziou, directrice de Black Ink Editions qui publie notamment ce genre de romans. "C'est un genre qui explose, le public est énorme."

Exemple avec le récent succès de Captive de Sarah Rivens, qui raconte le "cauchemar éveillé" de jeunes femmes "dangereuses, malignes, et mortelles", dont l'héroïne, captives de réseaux criminels, face à leurs "possesseurs".

Le premier tome a d'abord été autoédité en ligne sur la plateforme Wattpad - les deux premiers y cumulent 11,7 millions de lectures - avant que l'ensemble de la saga ne soit publié chez Hachette et ne devienne un phénomène de librairie.

Lors de la parution papier du tout premier livre, les 10.000 exemplaires se sont écoulés en une heure. Le troisième tome s'est à sa sortie directement placé numéro un des ventes, détrônant les confidences du prince Harry. Au total, la trilogie comptabilise plus d'un demi-million de ventes en moins d'un an.

Des romans "parfois durs à lire"

Valou, 39 ans, co-autrice d'un blog consacré à la romance, est une de ces lectrices. Ce qui lui plaît dans la dark romance: les rouages psychologiques des personnages. "Comment, malgré les situations désespérées qu'ils traversent, ils parviennent à aller vers quelque chose de plus lumineux grâce à un puissant sentiment d'amour", explique-t-elle.

Le genre séduit particulièrement les jeunes lectrices, avec pour cœur de cible les 15-25 ans. Laure, étudiante et "booktubeuse" de 21 ans, apprécie justement que ces romans explorent des univers "plus sombres". "On découvre des sujets qui ne sont pas abordés habituellement", confie-t-elle.

Mais la jeune femme reconnaît que certains livres sont "parfois durs à lire" et que "ça peut être éprouvant".

"J'ai déjà fait l'expérience d'en lire plusieurs d'affilée. Je me suis rendu compte que ce n'était pas quelque chose qu'il fallait que je refasse."

"On joue avec les tabous"

Car la dark romance, c'est "une romance interdite ou malsaine avec des limites morales ou légales qui sont franchies", estime Elodie Faiderbe, autrice de dark romance. Dans sa saga en quatre tomes Vila Emilia, les deux héros sont une jeune femme et son tuteur - gentleman le jour, tueur la nuit. Une histoire de séduction, de vengeance et d'initiation au meurtre.

"C'est forcément subversif et transgressif", abonde Angel Arekin, une autre autrice.

"On joue avec les tabous, les interdits. Mais sans forcément qu'il n'y ait de violences physiques ou sexuelles", précise-t-elle.

Dans sa dark romance The Missing Obsession, une femme est enlevée et retenue prisonnière par un homme. "C'est un duel psychologique, pas la succession de scènes difficiles et gratuites", promet Angel Arekin.

Pour Amélie C. Astier, autrice de With You - deux adolescents séquestrés, violentés, abusés qui tombent amoureux - il s'agit de mettre en scène un anti-héros qui "n'entre pas dans les codes de la romance".

D'après ses défenseuses, le genre offrirait même davantage de liberté. "On peut aborder des sujets qui mettent mal à l'aise et se permettre plus de choses que dans la romance classique", poursuit Elodie Faiderbe. "Comme inventer une héroïne qui a des déviances." Thème de son prochain roman: le cannibalisme. Mais elle reconnaît que la tendance est à la surenchère avec de plus en plus de romans "trash".

Une manière de "glamouriser" le viol?

C'est l'un des reproches fait au genre: la dark romance banaliserait les violences faites aux femmes. Ce que dénonce Camille Emmanuelle, éditrice et ancienne autrice de romans érotiques, qui estime que le genre "glamourise l'emprise et rend érotique le viol" et ne pousse pas à l'émancipation féminine.

Des universitaires américains ont mené une étude sur les lectrices de Cinquante nuances de Grey - qui n'est pas à proprement parler de la dark romance mais plutôt une romance érotique à tendance BDSM. Selon leur résultat, ces dernières font davantage preuve de sexisme que celles qui ne se sont jamais plongées dans la saga souvent présentée comme étant à l'origine du phénomène.

Avec la dark romance "dans le fond, c'est toujours le même schéma: un personnage féminin soumis qui ne se rebelle pas et ne cherche pas de réponse collective face à la violence masculine", tranche Camille Emmanuelle.

"À la fin, le happy end offre une forme de rédemption à l'agresseur", estime l'éditrice. "Comme si la solution, c'était forcément l'amour." Également sexothérapeute, elle a écrit le pamphlet Lettre à celle qui lit mes romances érotiques et qui devrait arrêter tout de suite afin d'alerter sur le contenu de ces livres.

"Une série sur un tueur en série ne glamourise pas le meurtre", rétorque l'autrice Amélie C. Astier. "L'idée, c'est d'explorer les mécanismes de manipulation. "Ce n'est pas parce qu'on lit de la dark romance qu'on est d'accord avec ce qu'il s'y passe", ajoute Sarah Berziou, de Black Ink Editions.

Un lectorat très jeune - trop jeune?

Il n'en reste pas moins que certains libraires sont frileux. Flore Gautron, installée à Fontenay-le-Comte (Vendée), ne présente ainsi pas ce genre de romans en rayon. Car certaines de ses clientes sont des jeunes filles de 12 ans.

"Je me moque bien de ce que lisent et fantasment des femmes adultes. Mais normaliser les relations d'emprise auprès de jeunes de 12-13 ans, c'est un problème de santé publique", s'inquiète-t-elle.

Si elle reconnaît que les collections de type Harlequin ou la chick-lit (des comédies sentimentales écrites par des femmes à destination d'un public féminin) véhiculaient déjà par le passé des stéréotypes, elles étaient selon elle "moins dangereuses".

"On a ajouté à ces clichés une hypersexualisation et une normalisation des violences psychologiques mais aussi physiques extrêmement problématiques quand on s'adresse à des jeunes femmes, voire des jeunes filles en construction sexuelle et sentimentale", assure-t-elle.

"La quasi totalité de la production culturelle est déjà traversée de biais sexistes", répond Ludi Demol, chercheuse doctorante à l'Université Paris 8 Vincennes - Saint-Denis, spécialiste de la consommation pornographique chez les jeunes. Pour l'universitaire, ces critiques relèveraient d'une forme de mépris envers ce lectorat féminin. "Ce que font les filles n'est jamais assez bien", déplore-t-elle. "Elles ne lisent pas assez ou pas ce qu'il faut."

"Moi, ce que je vois, c'est que les filles lisent, échangent sur leurs lectures et écrivent à leur tour (des centaines de dark romance sont auto-éditées sur Wattpad, NDLR). Ce qui leur permet une forme d'exploration, et c'est une bonne chose."

"Ça ne s'adresse pas à des mineurs"

L'autrice Angel Arekin dément pour sa part exposer la jeunesse à des contenus inadaptés. "La dark romance ne s'adresse pas à des mineurs mais à un public averti, comme le porno ne s'adresse pas aux enfants", se défend-elle. L'éditrice Sarah Berziou abonde: "Nous mettons des avertissements sur les livres (une mise en garde ou des trigger warnings, des mots-clés qui préviennent du contenu explicite et potentiellement choquant, de plus en plus courants, NDLR)"

"Jusqu'où doit aller notre responsabilité?", s'interroge-t-elle. "C'est le rôle des parents."

Dans le cas de Captive, l'éditeur précise ainsi sur son site "trigger warnings: mentions de viol, violences physiques, langage violent".

Quant aux accusations d'apologie des violences faites aux femmes, ce serait "réducteur", rétorque Caroline Sobczak, gérante de la maison d'édition Plumes du web. "La jeune fille naïve et prisonnière qui tombe amoureuse de son bourreau, c'est un sous-genre", assure-t-elle. "La dark romance, c'est bien plus large que ça." Elle refuse d'ailleurs de publier des romans qui mettraient en scène des relations sexuelles non consenties entre les deux héros.

Seulement de la fiction?

"Ça reste de la fiction", relativise Marion Libro, une bloggeuse littéraire de 23 ans, pour qui la dark romance aurait même des vertues informatives.

"Face à des situations difficiles, ça pousse à se poser des questions, à se demander si on aurait fait les mêmes choix et agi comme tel ou tel personnage."

Ce n'est pas le point de vue de Patricia Mozdzan, psychothérapeute, psychanalyste et conseillère familiale. "Les conséquences sont réelles sur des jeunes en recherche et en construction", met-elle en garde. Pour cette psychologue clinicienne, la dark romance s'inscrit dans un processus bien plus large de banalisation de la pornographie.

"Les enfants sont de plus en plus exposés à des contenus sexuels explicites. À force d'en voir ou d'en lire, cela les normalise."

Une littérature "réactionnaire", tranche Camille Emmanuelle, l'autrice repentie. "Je ne juge pas les lectrices mais derrière l'apparat glamour, ce sont des relations toxiques qui sont présentées." À quel point un très jeune lectorat peut-il faire la part des choses? s'interroge-t-elle. Pour elle, "rendre sexy des hommes dangereux, c'est problématique".

Article original publié sur BFMTV.com