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"A terme, il n'y aura plus de boulot": les comédiens de doublage face à l'IA

"Plus personne devant ce micro. Voici ce qui pourrait arriver aux comédiens de la voix off et du doublage ainsi qu'aux acteurs des autres secteurs si l'IA n'est pas cadrée par des lois." Le 25 mai dernier, Jean Dujardin alertait sur son compte Instagram en plein Festival de Cannes sur les menaces qui planent sur le milieu du doublage français depuis l'émergence récente de logiciels génératifs d'intelligence artificielle.

Depuis janvier, la situation a explosé. "Ça va très vite depuis que le monde entier a découvert l'IA avec ChatGPT. Maintenant, c'est le remue-ménage partout", confirme le comédien Jimmy Shuman, représentant du Syndicat français des artistes-interprètes (SFA) de la CGT Spectacle. "Le danger concret, c'est qu'à terme, il n'y aura plus de boulot."

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A post shared by Viktorija Burakauskas (@toribur) on Jan 21, 2020 at 8:43am PST

En Turquie, l'IA a récemment été utilisée sur des plateformes, tandis qu'en Israël, la société DeepHub a fait appel à une IA pour doubler le film d'horreur Every Time I Die. En février dernier, en France, Prodigious, filiale de Publicis spécialisée dans la production audiovisuelle, a dévoilé une IA dédiée aux voix de synthèse, permettant de se passer des comédiens, menaçant ainsi les voix off de pubs et d'habillages TV et radio.

"Aucune législation"

Le sujet chamboule tant le milieu que le 21 mai dernier, le Centre national du cinéma et la Société des auteurs et compositeurs dramatiques organisaient à Cannes une table ronde sur l'avenir de la création à l'heure de l'IA. Cette semaine, le syndicat des acteurs d'Hollywood a commencé aussi des négociations sur ce sujet, pour imposer de nouvelles clauses sur l'IA dans leurs contrats.

Une pétition appelant à la préservation du doublage francophone, réputé pour être le meilleur au monde, a déjà récolté plus de 14.000 signatures sur Change.org. Et 21 syndicats et associations des professionnels de la voix venus du monde entier se sont également réunis dans une coalition internationale baptisée UVA ("United Voice Artists") pour accélérer la réglementation de l'IA et la protection du travail des acteurs.

La situation est urgente, explique le comédien de doublage Hervé Grull: "Étant donné que l'IA est quelque chose de nouveau, il n'existe à ce jour aucun contrat ou législation par rapport à ça. La société pour laquelle j'ai travaillé a malheureusement été l'une des premières victimes de ce vide juridique et administratif. Je ne remets pas en cause la loyauté de la société pour laquelle j’ai travaillé, et cela a déjà été réglé en interne."

Premières victimes

Parfois mal informés, les artistes sont un peu démunis face à ces pratiques. En avril, des membres du collectif Les Voix, qui regroupe plus de 210 professionnels du secteur, ont reçu des contrats d'enregistrements à but de recherche en IA. Ils se sont rendu compte a posteriori que ces contrats les liaient à une start-up italienne, Voiseed, qui développe des IA génératives de voix et leur demandait de céder leurs droits. "Ils tentent toujours de faire annuler leur contrat", confie le comédien Joachim Salinger, actif au SFA.

Dans le milieu du jeu vidéo français, "des clients étrangers ont ajouté dans les contrats des clauses pour autoriser la réutilisation d'éléments sonores pour des engins d'intelligence artificielle", renchérit Jimmy Shuman. "On en a eu connaissance et on a réussi à les faire sauter. Et certains projets ont été abandonnés, parce que leur seule raison d'être était de nourrir la bête."

Si les sociétés ont le droit de faire du minage de données dans le cadre de la recherche, elles ont l'interdiction de le faire pour développer une application commerciale. Or beaucoup de sociétés "qui ont vraiment comme finalité de développer des solutions commerciales disent être en phase de recherche et s'autorisent à utiliser des données sans se préoccuper des questions de droit", dénonce le comédien.

"Nourrir la bête"

Les progrès des technologies de Text-to-Speech (TTS), qui permettent de transformer un texte en voix, inquiètent aussi. "Elles sont prêtes et opérationnelles, avec un rendu relativement naturel, voire très naturel, sur des énonciations simples, type lecture à haute voix, commentaire sans émotion particulière", prévient Joachim Salinger. "Ça fait peser un danger immédiat sur tout un pan des artistes." Tout comme le développement de TTS sur des énonciations complexes (émotion, intensité, ironie):

"On sera bientôt capable simplement en lançant l’algorithme de faire parler Brad Pitt ou qui que ce soit en français avec une voix de synthèse, basée sur les caractéristiques de la voix originale, sans même avoir de problèmes de synchronisme, puisqu'on pourra modifier aussi le masque du visage du comédien pour que le synchronisme des lèvres corresponde au texte dit dans la langue-cible: français, espagnol, hongrois...", détaille Joachim Salinger.

Certaines stars américaines ont déjà cédé leur voix pour qu'elle soit réutilisée dans des œuvres audiovisuelles à venir. L'acteur américain à la voix de baryton James Earl Jones, voix de Dark Vador dans Star Wars, a ainsi autorisé l'utilisation par Lucasfilm et Disney de fichiers sonores de sa voix pour continuer à faire exister l'iconique méchant au cinéma et à la télévision. Selon Le Monde, certains comédiens français de doublage proches de la retraite auraient déjà "été contactés pour signer des contrats post mortem" similaires.

La loi-IA révisée en urgence

Les prochaines semaines seront décisives. Le Parlement européen doit voter la loi-IA, un projet de réglementation de l’intelligence artificielle. Déposé en avril 2021, le texte a été révisé en urgence à cause de la récente émergence de ChatGPT. "Cela va prendre un peu de temps et j'espère que ce dossier avancera suffisamment vite par rapport à la démocratisation de l'IA qui, elle, va très très vite", s'inquiète Hervé Grull. Au Royaume-Uni, le gouvernement de Rishi Sunak proposera une loi dès cet été.

Comment faire concrètement pour limiter l'IA? "On pense que c'est très difficile d'obtenir une interdiction de ces techniques, que c'est probablement illusoire, mais il faut de la régulation, il faut notamment qu'il n'y ait pas d'aides publiques des œuvres ou des productions qui soient générées par les IA", insiste Joachim Salinger. Les syndicats pensent aussi limiter la marche de manœuvre de ces sociétés en s'appuyant sur le droit moral:

"Le droit moral sur mon interprétation est incessible. On ne peut pas le vendre, et il est perpétuel", rappelle Joachim Salinger. "L'idée que mon interprétation d'une œuvre que j'ai enregistrée il y a dix ans va servir aujourd'hui à entraîner une intelligence artificielle voire à générer un modèle de voix pourrait être considérée comme une violation de ce droit moral."

Contre l'opacité

En tant que "donnée biométrique", la voix est protégée par le Règlement général sur la protection des données (RGPD), complète Patrick Kuban, cofondateur du collectif Les Voix. "La voix est notifiée comme un objet sensible et protégé." Et l'exploiter sans autorisation est un "détournement contractuel", insiste-t-il encore: "c'est une sorte de vol des comédiens, qui n'ont pas donné leur consentement. Pour exploiter la voix d'un comédien, il faut aussi le rémunérer."

"Il faut une norme sur les logiciels", martèle Patrick Kuban. "On réclame que toutes les compagnies proposant des IA génératives respectent le RGPD. On veut des bases de données ouvertes, consultables. On doit pouvoir savoir à tout moment ce qu'il y a dedans, il faut qu'on ait accès aux contrats, qu'il y ait une traçabilité, et la fin de l'opacité sur les bases de données." Et les voix synthétiques doivent être watermarquées avec un logo, pour les distinguer des voix humaines.

Ils se heurtent cependant à un mur dans cette lutte: l'impossibilité de refuser que leurs données soient utilisées pour de la recherche, indique Joachim Salinger. "Théoriquement, un ayant-droit peut refuser que ses données soient utilisées pour de la recherche, mais il faut qu'il le dise. C'est ce qu'on appelle l''opt out'. Or, aujourd'hui, il est impossible concrètement de le signifier. Il n'y a aucun organisme en France ou au niveau européen. Il y a quelque chose d'urgent à légiférer là-dessus."

Article original publié sur BFMTV.com