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Tina Turner, devenue malgré elle le visage des violences conjugales

Tina Turner est devenue un symbole de résilience pour des millions de victimes de violences conjugales.
Tina Turner est devenue un symbole de résilience pour des millions de victimes de violences conjugales.

VIOLENCES CONJUGALES - Tina Turner n’aimait pas vraiment revenir sur sa vie. « Je n’aime pas ressortir de vieux vêtements, c’est pareil avec les vieux souvenirs, j’aimerais les laisser dans le passé et ne plus avoir affaire à eux », regrettait la chanteuse en 2021 dans le documentaire Tina. C’est tout le paradoxe du destin de la star, disparue ce mercredi 24 mai. L’une des premières célébrités à briser le silence sur les violences conjugales avait vu son traumatisme devenir inséparable de son statut d’icône.

Quand elle livre son histoire au magazine People, en 1981, Tina Turner est loin de se douter que son expérience de victime trouvera un tel écho. Cela fait alors cinq ans qu’elle a fui sa relation avec son ancien mari Ike Turner, en traversant une autoroute de Dallas à pied, au milieu de la nuit, pour trouver refuge dans un hôtel. Depuis, elle vit d’apparitions télé et tente de relancer sa carrière tout en se débarrassant de l’ombre de son ancien mari et producteur. Le témoignage qu’elle partage dans le magazine américain, lu par 30 millions de personnes chaque semaine à l’époque, est bouleversant et va à jamais changer l’image de la star.

« C’était le début de la torture »

Anna Mae Bullock, de son vrai nom, n’a que 16 ans lorsqu’elle rencontre Ike Turner. « J’étais jeune et naïve, je sortais de ma campagne », se souvient-elle dans le documentaire Tina. Impressionné par sa voix, le musicien l’embarque en tournée avec lui, compose ses morceaux et la renomme Tina – un hommage phonétique à Sheena, reine de la jungle, une série de l’époque dont il est fan. Il crée alors l’entité « Ike and Tina Turner ». « Il fallait qu’il la contrôle », explique un ancien collaborateur du couple dans ce même documentaire.

Au magazine People, Tina Turner raconte que les violences physiques ont commencé lors de sa première grossesse, quand elle a refusé de partir en tournée. « Il pensait que je faisais ma star et que j’allais partir en solo, donc il a décidé de me faire savoir comment ça allait se passer. (...) Il m’a battue avec un élargisseur de chaussure, puis il m’a forcée à aller au lit avec lui (...). C’était le début de la torture et après ça ne s’est pas arrêté. »

Isolement et contrôle coercitif

Si l’histoire de Tina Turner a trouvé un tel écho, c’est aussi parce qu’elle illustre de manière saisissante certaines dynamiques présentes dans les violences conjugales. Dans une interview télévisée de 2000, Craig Turner, l’un des fils de la chanteuse, est revenu sur l’isolement de sa mère pendant ces années de mariage et sur le contrôle coercitif dont elle était victime. « Tout le monde était toujours heureux autour de ma mère, et elle était toujours triste. Elle n’avait jamais d’amis, elle n’avait jamais personne à qui se confier. (...) Elle ne pouvait rien faire pour changer ses conditions de vie. Il devait savoir où elle était à tout moment. Elle avait de l’argent de poche, mais elle n’avait pas son propre argent. Ma mère vivait vraiment une vie qui n’existait pas en dehors du studio d’enregistrement et de la maison. »

La chanteuse a elle-même évoqué l’état d’esprit dans lequel elle était pendant ses années de calvaire. À People, en 1981, elle expliquait : « Je me sentais obligée de rester et j’avais peur. Je lui étais très loyale et je ne voulais pas lui faire de mal. Parfois, après qu’il m’ait frappée, je me sentais désolée pour lui. (...) J’étais conditionnée (...) et coincée entre la culpabilité et la peur. » Ces violences et ce contrôle sur sa vie la pousseront à une tentative de suicide en 1968.

C’est grâce au bouddhisme que Tina Turner dit avoir enfin trouvé la force de partir. Le 3 juillet 1976, alors qu’elle est en tournée au Texas avec Ike Turner, elle s’enfuit. Dans le divorce, c’est Ike qui hérite des droits sur tous les morceaux qu’ils ont produits ensemble. La star, elle, obtient les droits sur son nom, Tina Turner. Une façon de se réapproprier une identité qui lui avait été imposée. Mais elle hérite aussi des dettes de son ex-mari et doit subvenir aux besoins de leurs enfants, sans recevoir aucune pension alimentaire.

« Le courage à d’autres femmes »

L’histoire de Tina Turner dans les décennies qui suivent est celle d’une renaissance et d’une consécration, mais aussi celle d’une femme sans cesse ramenée à ce premier mariage et à son expérience de victime de violences conjugales. Lassée des questions sur le calvaire qu’elle a subi aux mains de son ex, la chanteuse publie son autobiographie, « I, Tina », en 1986, pour raconter son histoire et mettre fin, elle l’espère, aux interrogations sur le sujet.

Le livre a bien entendu l’effet inverse. Énorme succès de librairie, il trouve un écho auprès de nombreuses femmes qui se reconnaissent dans l’expérience de la star.

Interrogée par la BBC, Dr Lenore E Walker, directrice du Domestic Violence Institute, aux États-Unis, revient sur l’impact du témoignage de Tina Turner dans les années 80. « Nous découvrions tout juste l’étendue des violences conjugales, explique-t-elle. On pensait souvent que ça ne touchait que les femmes pauvres et sans ressources. Quand Tina Turner a parlé de ce qu’elle a subi, ça a mis en lumière le fait que les violences conjugales étaient partout. Les femmes n’étaient pas crues quand elles parlaient, alors quand Tina Turner, une chanteuse connue et respectée, a témoigné, ça a donné le courage à d’autres femmes de le faire. »

Un passé qu’elle aurait préféré oublier

En 1993, le film What’s Love Got To Do With It, qui revient sur le mariage entre Ike et Tina Turner, avec Angela Bassett dans le rôle de la chanteuse, finit de rattacher à jamais la légende de la star aux traumatismes qu’elle avait vécus. Jusqu’à devenir une punchline des années plus tard dans le morceau Drunk in Love de Beyoncé et Jay-Z sorti en 2013, où ce dernier rappe : « Je suis Ike (...) Mange le gâteau, Anna Mae », en référence à une scène du film où Ike Turner force Tina/Anna Mae à manger un gâteau qu’il a commandé. Interrogée au sujet de cette référence par le New York Times, Tina Turner avait simplement répondu : « ça ne me surprend pas ».

Après des années à témoigner, la star a toujours gardé un rapport ambivalent sur son statut de porte-drapeau des victimes de violences conjugales. Car à côté des milliers de lettres de femmes qui s’identifiaient à son calvaire, il y avait les questions incessantes qui plongeaient Tina Turner dans un passé et un traumatisme qu’elle aurait préféré oublier. Comme le résume Oprah Winfrey dans le documentaire Tina : « C’est difficile d’envisager que les pires moments de votre vie puissent être une inspiration. »

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