Tour de France: on était au cœur du virage Pinot lors de la 20e étape (et c’était complètement fou)

Tour de France: on était au cœur du virage Pinot lors de la 20e étape (et c’était complètement fou)

"Chérie, excuse-moi si tu vois ça, mais c’est encore plus d’émotions qu’à mon mariage." Marc a les yeux tirés par la fatigue et les cordes vocales sérieusement abîmées. Mais le repos n’est pas pour tout de suite. Parti de sa région lyonnaise vendredi soir en camping-car avec deux amis "dingues de vélo", ce prof de maths de 32 ans a planté sa tente dans la montée du Petit Ballon, l’avant-dernière ascension au menu de la 20e étape du Tour de France, tracée samedi entre Belfort et Le Markstein. Comme tout le monde ici, il n’est là que pour une seule chose : offrir une fête gigantesque à Thibaut Pinot, avant que le chouchou du public français ne prenne sa retraite en fin d’année pour retourner s’occuper de son potager et bichonner ses chèvres adorées dans son fief de Mélisey en Haute-Saône. Sur ses routes d'entraînement vosgiennes, le Franc-Comtois se sait attendu. Ils sont des centaines, voire des milliers à s’être donné rendez-vous dans ce no man's land alsacien, en inaugurant même un "virage Pinot" à rendre jaloux celui des Néerlandais dans l’Alpe d’Huez.

"J'ai pas de Wi-Fi, il a attaqué ?"

Certains sont arrivés dès jeudi pour dénicher le meilleur spot. D’autres ont débarqué en bus, de Paris. Tous ont apporté banderoles, drapeaux, déguisements, fumis, et litres de peinture blanche pour transformer ce cadre bucolique, rythmé d’ordinaire par le chant des oiseaux et les balades de randonneurs locaux, en un stade de foot à ciel ouvert. "Je suis abonné au Parc des Princes, mais je dois le reconnaître, je n’ai jamais vu ça ! C’est complètement fou. Les gens ont chanté et dansé toute la nuit, et il n’y a pas que des Français. Je me suis retrouvé à écrire ‘Allez Tibo Pino’ sur des pancartes avec des Allemands, des Néerlandais, des Danois, des Australiens… Moi je viens de Bretagne, j’ai annulé mes vacances à Ibiza pour être là aujourd’hui. C’est magique, c’est un truc de fou", sourit Loïc, étudiant rennais de 17 ans, la voix cassée alors que le peloton vient à peine de s’élancer pour cette avant-dernière étape, peu avant 14h.

Une heure plus tard, un frisson parcourt la foule, qui s’étire sur deux kilomètres. "Pinot est parti en contre ! C’est énorme, il va le faire ce génie !", s’enflamme une jeune femme, habillée aux couleurs du FC Sochaux, un œil sur l’un des rares véhicules à capter la diffusion TV. Rapidement, ce qui était une rumeur devient une vraie info que l’on se transmet comme une délivrance. Oui, le héros local a réussi à s’extirper du peloton à 75 bornes de l’arrivée pour revenir sur le groupe de tête. "Merde, j’ai pas de Wi-Fi, vous êtes sûrs qu’il a attaqué ? Il est avec qui ? Ça veut dire qu’il a de bonnes jambes ? Vingegaard est pas avec lui ? Vous pouvez vous demander à vos collègues ? C’est trop de sentiments qui se bousculent. Attendez, moi je vais m’évanouir s’il gagne aujourd’hui…", assure très sérieusement Mireille, 52 ans, "tombée immédiatement amoureuse" de Pinot lors de sa première victoire sur le Tour en 2012.

L'émotion de la maman de Pinot

Qu’elle se rassure, elle n’est pas la seule à être submergée par l’émotion en se remémorant ses plus beaux succès comme ses galères. C’est en larmes que Marc Madiot repart du virage Pinot après avoir pris le temps de s’arrêter un instant. Le manager historique de Groupama-FDJ avait déjà été rattrapé par les sanglots quelques heures plus tôt devant les micros des journalistes. Marie-Jeanne, la maman de Thibaut, qui a fait le déplacement pour l’occasion, est aussi proche de craquer en voyant cette marée humaine présente uniquement pour son fils. "C’est incroyable, c’est fou, je suis tellement heureuse pour lui, nous dit-elle au cœur du virage d’une voix timide. C’est beaucoup d’émotions, c’est très touchant, je n’imaginais pas qu’il y aurait autant de monde. Je suis là depuis ce midi et honnêtement je suis mieux ici que devant mon petit écran à baliser. Régis, le papa de Thibaut, est avec Marc (Madiot), mais moi je préfère suivre la course ici."

Un peu plus loin, les chants s’enchaînent encore plus vite que les bières. Avec un tube incontournable, "Qui ne saute pas n'est pas pour Tibo", aussitôt suivi du "Qui ne saute pas est un Jumbo", délicieuse référence aux critiques du patron de la formation néerlandaise sur la consommation d’alcool supposée de la Groupama-FDJ. A l’inverse, les voitures UAE-Team Emirates sont chaudement applaudies par des supporters déchaînés, de tous âges, portés par un capo bien connu du peloton. Mégaphone en main, l’ami de toujours de Pinot, Arthur Vichot, joue le leader ultra en lançant toutes les trente secondes La Marseillaise ou le "Chalala lala la, Thibaut Pinot". Dans cet univers parallèle et bon enfant, l’ambiance vire à folie vers 16h15. Celui que tout le monde attend est dans un grand jour. Son accélération au début du Petit Ballon a fait mal à ses compagnons d’échappée. Et c’est donc seul en tête qu’il débarque dans son virage, au milieu d’une nuée de fans en transe, simplement contenus par des gendarmes et des cordons de sécurité.

"De la folie pure"

"Purée, j’en ai la chair de poule, c’est juste exceptionnel ! Regardez, j’ai des frissons sur tout le corps, ça m’a carrément fait pleurer. Je n’ai pas de mots pour décrire ce qu’on vient de vivre, c’était de la folie pure. Il a été au rendez-vous et je pense qu’il avait lui aussi des larmes derrière ses lunettes", confie Pierre, 27 ans, membre du désormais célèbre Collectif Ultras Pinot. Le temps qu’il retrouve ses esprits, l’applaudimètre explose à nouveau dès qu’une grappe de coureurs pénètre dans le virage. Ce qui a le don de beaucoup amuser Bryan Coquard et le Suisse Stefan Küng, qui en redemandent. Même le Belge Tiesj Benoot, gentiment chambré pour son appartenance à la Jumbo-Visma, se prête au jeu et part dans un fou rire. "C’est génial ! Mais là c’est le bordel, on a vu que Thibaut était toujours premier, sauf qu’on a aucune info, on ne connaît pas les écarts", s’inquiète Thomas, 22 ans, scotché à sa pancarte "Retraite à 33 ans, Pinot président". Il faut s’éloigner un peu, repérer ceux pour qui la radio fonctionne, pour comprendre que le scénario rêvé est en train de se compliquer.

Les UAE ne veulent pas laisser filer l’étape. Pas plus que les Jumbo-Visma. Repris à un peu plus de dix kilomètres de l’arrivée, Pinot voit ses rêves de victoire s’envoler. Et c’est en redescendant le Petit Ballon que le public apprend finalement sa septième place, à une trentaine de secondes du revanchard Tadej Pogacar. "Je l’aime beaucoup Pogi mais il aurait quand même pu être sympa et la laisser à Thibaut celle-là…", souffle Guy, 47 ans, maillot à pois sur le dos, avant de s’engouffrer dans sa caravane, dépité. "Demain, on va chialer, c’est sûr, en le voyant sur les Champs. Et ce sera pareil pour sa dernière course, sur le Tour de Lombardie, pour ses vrais adieux en octobre", renchérit Marc, notre fan lyonnais. Avant de nous glisser : "J’exagère si je dis que ce sera encore plus fort que la naissance de mes enfants ?"

Article original publié sur RMC Sport